Article paru dans Libération, rubrique Rebonds le 20/11/2006
Fustiger le président du Languedoc-Roussillon ne suffit pas, il faut rappeler que le grand nombre de Noirs dans l’équipe de France est le produit d’une histoire discriminante.
La classe politique s’est levée comme un seul homme contre les propos de Georges Frêche dénonçant le nombre de footballeurs noirs dans l’équipe de France, excepté Jean-Marie Le Pen que l’élu de Montpellier paraphrase mot pour mot. Propos éminemment condamnables, bien sûr.
Mais suffit-il de pousser des cris d’orfraie, la main gauche sur les yeux et la droite repoussant l’innommable, en criant tous en choeur : «cachez-nous ce Frêche que nous ne saurions voir» ? Non, car ce que disent Georges Le Pen et Jean-Marie Frêche, sein droit et sein gauche d’une même impudeur du regard et des mots, ne peut être combattu par des cris hypocrites. Pourquoi cela ? Parce qu’ils parlent du visible, parce qu’ils disent ce que, yeux ouverts, la grande masse du public voit, ou plutôt croit voir. C’est la voix de la doxa, du bon sens, de l’évidence donnée brute, sans le filtre d’une pensée critique, historique, humaniste. Alors tous ces hauts cris poussés du haut des pouvoirs, ne pourront qu’éveiller, au café du commerce, des sourires goguenards et paillards dénonçant ces Tartuffe qui gouvernent.
Et comme pour aller en leur sens, des Noirs sortent leur Cran et défilent dans la rue réclamant que ceux qui sont visibles se voient. Ils réclament des quotas et de la discrimination positive. Comment ? On ne vous voit pas assez ? Neuf sur onze dans l’équipe de France !
Et si, au bout du compte, ces neuf-là n’étaient que le produit d’une discrimination positive ? Oui, une discrimination positive produite par l’histoire. La même que celle qui, pendant des siècles, enfermant les juifs dans leurs ghettos, les força à se tenir au commerce, aux finances et aux disciplines intellectuelles. Positive, car obligeant tout un champ de l’humanité à se spécialiser dans un cadre donné et d’y réussir forcément. Ce qui amena Le Pen à dire qu’il y a «inégalité entre les races, la preuve, les Noirs courent plus vite que les Blancs» est de la même bêtise et de la même cécité que ceux qui s’exclament «que les juifs sont intelligents» !
Réfléchissons-y un instant. Comment quatre siècles d’esclavage, fondés sur une sélection drastique des Africains sur la base de leurs seules qualités physiques, leur arrachant leur culture, leur faisant oublier que les pharaons étaient noirs, que les yeux noirs de leurs astronomes ont éclairé l’univers, leur faisant passer l’épreuve de la traversée où ne survivaient de la voracité des flots que les plus résistants, leur imposant une vie de bête bandée sur la seule force de leurs muscles, comment aurait-on pu éviter de créer en leur sein une sélection humaine, la même dont rêvait Hitler pour créer son surhomme ? Comment à la suite de cela, l’esclavage ayant été aboli, et ne leur laissant pour champ de réussite sociale que le choix de faire valoir leurs muscles, leur musique et leur danse, peut-on s’étonner que neuf Français sur onze soient noirs dans l’équipe de France ? Si ce qu’on appelle les Blancs avaient subi la même épreuve, nul doute que cette équipe eût été 100 % blanche.
En réalité, la bêtise première qui relie Frêche à Le Pen et au Cran est la notion de race, déclinée sur le mode de l’apparence, de ce qui se voit et paraît évident. Or la soi-disant race que les généticiens ont dénoncée comme illusion, n’est qu’un produit de l’histoire et une photographie d’un instant. Il faut dénoncer cette dictature du visible, car elle fait oublier que ce qui fait l’équipe de France est d’abord qu’elle est composée de Français, et si Frêche doit avoir honte, comme il dit, de la France, c’est d’abord de son passé colonial et de l’état actuel de la société qui produit ce visible.
Que ne s’interroge-t-il pas sur le fait que, par exemple, sur les centaines de théâtres et d’institutions culturelles subventionnés en France par l’Etat dans l’Hexagone, il n’y a pas un seul directeur noir (1), alors qu’il ne manque pas en ce domaine d’artistes de cette couleur, alors qu’on prétend faire de «l’intégration républicaine par la culture» ? Que ne s’interroge-t-il pas de la même absence à la tête d’entreprises importantes, celles notamment gérées par la puissance publique ? Peu lui chaut, car si l’on s’en tient à la bêtise du regard, on en conclut que s’il n’y en a pas, c’est qu’ils n’en sont pas capables. De fait, un tel regard a pesé pendant des siècles sur les masses noires qui, à quelques notables exceptions confirmant la règle, leur disait que le salut venait du muscle et de la musique, que leur négritude était une qualité particulière de l’espèce humaine les enfermant dans un destin. Las ! Les jeunes d’aujourd’hui rejettent ce carcan de couleur qu’ont supporté leurs pères et réclament leur droit à l’indifférence, c’est-à-dire d’être perçus par leurs qualités individuelles, leurs compétences réelles valorisées par l’école républicaine, notamment. Il n’y a plus de Noirs, de Blancs, d’Arabes, de juifs, mais des individus français qu’on ne peut plus additionner et conglomérer. Mais cette demande de valorisation des individus pour eux-mêmes doit passer paradoxalement par l’appui d’une reconnaissance de leur couleur comme indifférente à leur fonction. On doit casser l’image par l’image. Faut-il pour cela des quotas et de la discrimination positive ? Surtout pas, car ce serait au contraire signifier la différence par l’image du corps et l’origine. La seule solution, à mes yeux, est que l’Etat et les collectivités donnent l’exemple en valorisant d’abord l’individu pour ses qualités à créer une empathie avec l’ensemble de la population et non pas une catégorie. Ce qui veut dire prendre en compte son origine et son apparence comme une des données signifiantes mais non exclusives d’une fonction qui doit les faire oublier dans son exercice même.
Si cette inégalité fondamentale de la société française actuelle était enfin en voie de résorption, nul doute que sur le principe des vases communicants, il y aurait moins de Noirs dans l’équipe de France, et là, je dirais tant mieux.
(1) A l’exception très récente de Jacques Martial, nommé président du Parc et de la Grande Halle de la Villette [ndlr].