La culture comme moyen d’émancipaton

maman enfant pano
Ci-dessous, mon intervention intitulée « LA CULTURE COMME MOYEN D’EMANCIPATION » faite dans le cadre des Actes des Assises nationales organisées par Conservatoires de France 15 et 16 janvier 2009
1. « Malik, raconte-nous ta culture », demande un instituteur à un élève
Descartes a dit ce mot qui m’a toujours frappé :
« le malheur de l’homme est d’avoir été enfant »
Sauf que, il y en a qui sont plus malheureux que d’autres. Il y en a qui ont la chance, au fond, d’être considérés comme enfants, c’est-à-dire d’être potentiellement en mesure de s’acheminer vers la culture, c’est-à-dire vers l’émancipation de ce malheur d’être enfant. Il y en a d’autres qui sont considérés comme n’ayant pas cette capacité d’être enfants réellement puisqu’ils sont déjà porteurs d’une culture
«Malik, raconte-nous ta culture », demande un instituteur à un élève. Mot rapporté par Jean-Louis Sagot Duvauroux dans son livre intitulé « on ne nait pas noir, on le devient ».
Poserait-on cette question à Michel, petit parisien ? Serait-ce qu’il n’aurait pas de culture ou qu’il est entendu qu’il n’a rien à en dire ? Ou serait-ce que parce que français et blanc, le petit Michel serait d’emblée dans un espace d’extraterritorialité, de neutralité essentielle vis à vis de la culture, d’universalité, alors que Malik est d’emblée dans la particularité, même s’il est Français. Français parce que né en France, mais aussi comme le dit Cioran, Français parce qu’il habite une langue, la langue française. Le petit Michel, lui, serait d’emblée non pas dans la culture mais dans la civilisation et la civilisation, ça ne se raconte pas. C’est précisément l’objet de l’enseignement à l’école. Il y aurait donc d’une part la civilisation, c’est à dire ce qui s’apprend, et d’autre part la culture dans laquelle on tombe petit comme dans un bouillon, une potion magique, une espèce de seconde nature, une peau. On sous-entend en fait que ta culture est ta nature, ta peau, ta couleur, ton identité. Au fond il y aurait une culture sauvage : celle du sauvageon. Et ce sauvageon apporterait sa culture à l’école car il ne peut faire autrement, c’est son identité. Il est donc sous-entendu, par la polysémie même du mot culture, qu’il y a une grande culture, celle qui ne se raconte pas, et qui fait l’objet de l’éducation, et les petites cultures, si petites qu’un enfant peut les raconter, cultures qui se passeraient d’éducation puisque de l’ordre naturel et quasi sauvage. On a tout simplement réifié la culture, la civilisation des autres. En en faisant une chose visible, appartenant à des minorités visibles (on se demande en quoi), donc saisissables d’un trait, d’un regard, on en fait une forme dansante, gesticulante, musiquante, vociférante, qu’on peut poser structurellement sur les étagères de la différence, de la diversité comme on dit aujourd’hui. En associant culture et identité, expression des différences, on a juste oublié que toute culture, comme toute identité, ça se construit, ça s’apprend, ça se développe à l’infini, jamais refermé, ça se met en question, ça se vit dans l’histoire, dans la géographie, dans l’ordre socio-économique. En faisant de la culture un emblème, un logo, un tatouage de groupe, on a tout simplement favorisé les gesticulations de l’inculture. On a développé dans nos banlieues, mais pas seulement, un « Ministère de l’inculture », avec toute la fierté qui va avec la prétention de détenir une culture : on singe les formes extérieures de savoirs qu’on perçoit dans les images des grands médias ou simplement chez les parents qui transmettent des formes affaiblies qui ne sont plus souvent que des reflets. Des parents qui n’ont pas forcément le temps, les capacités, et ne disposent pas du contexte social nécessaire à la transmission des contenus et des valeurs véhiculés par ces formes. En demandant au petit Malik de raconter sa culture, on va le pousser au mensonge, à s’inventer une culture comme d’autres s’inventent des parents, une origine, à se faire prendre lui-même à son propre mensonge et oublier que la culture dont il est réellement dépositaire est ce qu’il apprend à l’école et dans son contexte social et urbain. Depuis plus d’une vingtaine d’années, on a poussé nos enfants de banlieue au mensonge de la culture et à la culture du mensonge. Mensonge oblitérant la capacité d’apprendre, de recevoir de l’extérieur. Car si on s’illusionne sur sa culture et son savoir, comment accepter de recevoir le savoir de l’autre ? On oublie de respecter l’enseignant car il n’est plus détenteur de la culture, et on n’apprend rien de quelqu’un qu’on ne respecte pas. On a poussé Malik à la fierté d’une culture qu’il ne possède pas. Pourtant, au fond de lui, il aurait tant aimé dire la vérité, une vérité libératrice : « la culture, Monsieur, je ne sais pas, je suis incapable d’en parler. Peut-être mon père, mais mon père est un ouvrier, ce n’est pas un savant. Sa culture est bien plus grande que lui. Ce n’est pas sa culture d’ailleurs, c’est le monde où il a vécu, mais il l’a laissé là-bas, au Mali. » N’est ce pas cela qu’il fallait lui dire , exprimer le rapport véritable entre un individu et la culture qui est fait tout d’abord d’humilité, de modestie ? La culture peut-être me raconte, mais moi je ne peux la raconter, elle est bien plus grande que moi. N’est-ce pas ce que l’école nous apprend ? Apprendre n’est-ce pas mesurer toute l’étendue de son ignorance ? Du chemin à parcourir pour s’élever à la culture ?
2. Un chemin partagé, une direction plurielle
Je suis de cette génération à qui fort heureusement on n’a pas demandé de raconter sa culture. Originaire de la Guadeloupe, arrivé à Bondy Nord à neuf ans, peut-être qu’une certaine lumière, une certaine couleur apparaissait dans mes dessins et dans mes rédactions. Je me souviens bien du fait que mes professeurs le remarquaient positivement et m’encourageaient à exprimer ma personnalité encore toute empreinte du lieu dont je venais. C’était ma part de richesse, ce que j’avais à partager avec les autres. Ce n’était pas ma culture, c’était mon horizon, mes goûts, mes sensations, mes histoires, mes souvenirs. Mais cela n’était que dans la mesure où c’était partagé, comme un explorateur raconte son aventure. Je me souviens également que tous les jours sur le chemin du lycée de Noisy-le-Sec, je faisais traverser la route à mon professeur de musique aveugle, et je me demandais avec inquiétude : « sait-il que je suis noir ? » A vrai dire, cela m’aurait embêté qu’il le sache. Non parce que j’en avais honte, mais tout simplement parce que grâce à sa cécité, j’étais certain d’être pour lui un élève comme tous les autres, pour ainsi dire anonyme, sans signe et sans culture particulière. Et la musique qu’il enseignait était un espace de communion entre tous ces enfants d’horizons différents. Et c’est la musique, je crois, qui fut le fil d’Ariane qui a conduit le jeune migrant antillais que j’étais, à ce qu’on appelle la culture, à travers le labyrinthe de la banlieue. La chance que j’ai eue au départ est que personne ne m’a attribué de culture, qu’à aucun moment dans ma scolarité (à part une exception notable), je n’ai senti le regard d’un professeur sur ma couleur de peau. Que personne n’a voulu valoriser ma différence. J’étais donc ouvert sur la culture et non fermé sur une identité. J’ai donc pu écouter.
Certes je subissais, comme tout enfant des quartiers pauvres issu du prolétariat, voire du lumpenprolétariat, le poids d’un manque de références culturelles fortes. Je n’avais pas, à travers l’éducation de ma mère célibataire, de guide culturel qui m’aide à ressaisir l’enseignement scolaire au bénéfice de mon développement intellectuel. J’ai dû bricoler, glaner des informations, les traiter en fonction du hasard des rencontres. Et il y en eut des rencontres, car dans cette banlieue du nord-est de Paris, il y avait encore ce qu’on appelle la mixité. Il y avait des enfants qui, fils de cadres moyens ou supérieurs, avaient des références culturelles et des connaissances que je pouvais capter dans leur fréquentation. Il y avait des structures artistiques et culturelles mues par un projet social et armées pour capter l’attention et l’intérêt d’enfants et d’adolescents comme moi, susceptibles de les orienter. Le chemin individuel de la culture n’est jamais ouvert par une action consciente ou un désir clairement affiché, mais par un enchaînement de hasards liés à une certaine nécessité. Je me souviens du fait que la cuisine de ma mère était traversée de fils électriques qui servaient de capteurs au poste à galène que je fabriquais grâce aux conseils d’un copain fils d’ingénieur, et nous écoutions la musique du Spoutnik. Je me souviens des premiers postes à transistors, puis des avions à moteur que nous fabriquions. Ce fut aussi un ensemble de découvertes, allant de la compréhension du fonctionnement du téléphone à la chimie du développement de la culture scientifique et technique. Puis ce furent les premiers sons d’harmonica qui provenaient du sous-sol et parvenaient à mon appartement du rez-de-chaussée de l’avenue Léon Jouhaux à Bondy Nord. C’était un cours d’harmonica qui s’était installé à la cave. J’ai maintes fois pensé à descendre les rencontrer. Mais ce n’était pas mon monde, ce n’était pas pour moi. Ce n’est pas parce que vous avez une offre artistique et culturelle à portée de mains que vous vous y précipitez. Il y a une barrière bien plus forte que deux marches à descendre ou à monter : elle s’appelle
l’intimidation culturelle
Ce n’est pas parce que j’étais mordu de musique, parce que j’ai eu la chance d’écouter Beethoven ou Mozart à l’école, parce qu’une professeure de musique alliée à un professeur de français nous faisait faire des rédactions en musique, que j’eus une véritable motivation en ce sens. Mais le désir ne suffit pas. Il a fallu qu’un de mes camarades joue de la flûte traversière au conservatoire de Bobigny et qu’il me dise qu’on y prêtait des instruments à des enfants nécessiteux pour que j’ose enfin en tremblant m’inscrire à un cours de musique en demandant qu’on me prête un instrument. Si le conservatoire de Bobigny n’avait pas eu cette offre sociale, jamais je n’aurais pu accéder à une culture musicale. A travers la musique, c’est tout le champ de la culture qui s’est ouvert. Ce fut la danse, puis le théâtre et le cinéma. Il y avait à Bondy Nord un cinéma d’art et essai nommé Jean Giono. J’ai pu y voir les films de Kubrick, les premiers longs métrages de Wim Wenders, mais aussi les musiciens de grand talent comme Benny Goodman. Tout ça dans un petit cinéma perdu entre quatre tours, désolé, mais dont le directeur, journaliste aux Cahiers du Cinéma, savait communiquer sa passion avec la patience nécessaire à des jeunes qui s’ennuient et qui entrent dans la salle par ennui, mais aussi parce qu’on a su gagner leur confiance et que les politiques et les gestionnaires accordaient du temps pour cela. Il n’y a pas de culture sans temps, sans durée, sans projet au long cours, sans patience et sans courage d’affronter le vide, le désintérêt. Je pense que sans tous ces éléments disparates mais tellement à leur place sur le chemin de culture, jamais, je crois, je n’aurais fait des études philosophie, de danse, de musique, de théâtre, ni même professeur de philo, et encore moins auteur et écrivain.
3. le développement culturel et l’émancipation humaine comme produits d’une conjuration des forces sociales solidaires.
En résumé, la culture est un chemin de découverte du monde et de soi, espace de questionnement de l’humain, fait de tâtonnements et de lumières, de travail et de grâce. Elle n’a de sens collectif que dans la mesure où elle est un chemin de convergence de sentiers individuels faits d’inquiétudes et de questions. C’est pour cela que la culture de masse n’existe pas. Il n’y a de culture que dans le mouvement de l’individu vers l’autre, l’au-delà de lui, ce qu’on peut alors appeler le collectif. La culture est donc un chemin de libération. Aller au spectacle, c’est bien « sortir ». Pas seulement sortir de chez soi mais sortir de soi. Mais pour ce faire, il faut que l’individu franchisse son propre seuil, toute une conjuration des forces sociales et des espaces d’urbanité. Il faut un espace social mixte où se jouent les différentes ombres et lumières de la vraie diversité, la diversité sociale. Il faut des structures culturelles ouvertes et armées de patience, une politique culturelle consciente du maillage nécessaire des différentes offres qui se croisent sur un même terrain, une véritable toile d’araignée construite sur la diversité des établissements qui sont de véritables capteurs culturels et sociaux. Il faut une présence de l’art à l’école. Mais aussi l’exercice d’un droit nécessaire à l’indifférence, pour qu’un enfant puisse trouver dans la culture un chemin d’émancipation personnelle.

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