Histoire de Nègre gréco-latin

logo_libe.gif Article paru dans Libération le 3 février 2004
La France, au-delà des religions, des cultures des pigmentations, doit se construire une culture commune permettant la lecture de notre histoire et des apports qui en font l’unité.
Par un bel après-midi je me promène avec une amie de Montréal venue me rendre visite à Paris et lui propose une visite du Père-Lachaise, promenade baroque et romantique, vue imprenable sur Paris et la France, son histoire passée et présente, son patrimoine culturel et social. Commentateur improvisé d’un vaste livre d’histoire, je ressens le plaisir, presque la fierté, de celui qui mène une visite en son jardin, cette chose vivante qui le nourrit. Nous rencontrons, chemin faisant, deux dames aux cheveux blancs qui nous demandent de les aider à trouver la tombe de Molière.

Pour répondre aimablement aux questions des vieilles dames, je leur fais remarquer que cet emplacement doit être récent et que normalement, à cette époque, les gens de théâtre n’avaient droit qu’à la fosse commune, destin posthume auquel a échappé Molière. D’ailleurs, cela est indiqué sur cet écriteau écrit en latin que j’essaie de leur traduire. Silence soudain. Les yeux s’écarquillent et les bouches béent. «Comment ? s’étonne une de ces dames, d’une voix douce, on vous apprend ça aussi, dans votre pays… l’Afrique, le latin ?» Silence gêné. Carole me jette un oeil par-dessous et réprime un fou rire. Je les regarde, elles sont gentilles, pourquoi leur faire de la peine ? Elles sont seulement mal informées. Après avoir d’un clin d’oeil sondé dans les rides de ces yeux bleus les abysses de l’ignorance, je fais taire prudemment en moi les hurlements des fantômes des Senghor, Boigny, Diop et toute la foule de la confrérie des «nègres gréco-latins», cette maladie célibataire et incurable des Noirs qui se refusent à faire les pitres, les forts en muscles, les musiciens faciles et rigolos et les danseurs érotiques, même au prix de leur destin ou de leur vie professionnelle. Brume persistante sur continent africain. Alors, prudemment, en quête d’un passage, je réduis ma voilure charlatane, évite l’écueil du Continent noir et prends le cap Bonne-Espérance, celui d’une courte pédagogie qui pourrait être salutaire.

«Non, répliqué-je avec mon plus beau sourire (vous savez, celui, rassurant et ostensible, du Noir reconnaissable), c’est que je suis guadeloupéen, c’est-à-dire français depuis plus de quatre siècles.»

«Ah bon ! Ah bon ! continue la vieille dame tout à son premier étonnement. C’est extraordinaire, extraordinaire !» Et elles s’en vont cahin-caha parmi les morts, s’appuyant l’une contre l’autre, raconter à leur club du troisième âge qu’elles ont fait une rencontre extraordinaire : un nègre parlant latin. Nous sommes en octobre 2003, XXIe siècle.

Alors Carole se lâche d’un éclat de rire à réveiller les morts. Son accent de vieux français passé en outre-mer ouvre tous les replis de son humour. «Alors, ça, dis donc, c’est qu’elles te voient encore sortir du bateau avec la chaîne au cou ! Ils sont tous comme ça ici, dis-moi ?»

«Non bien sûr, rétorqué-je un peu las. Mais il y a du travail, il y a du travail.»

Je viens de raconter un des nombreux épisodes de l’histoire banale du «nègre gréco-latin» vécue au quotidien. Rien de nouveau, mais j’avais honte, non pas pour moi, mais pour ces dames si gentilles mais un peu sottes, et devant Carole la Québécoise, pour la France entière. Une France qui n’a pas encore intégré dans sa culture profonde que la couleur ne fait pas le moine ou la nationalité. L’intégration, c’est comme l’outre-mer, cela n’a pas qu’un seul côté. On nous vend au quotidien ce concept mal fagoté d’intégration comme s’il y avait d’un côté une machine en ordre de marche et de l’autre des gens pour y entrer. Non, mille fois non. Intégrer les autres, c’est d’abord s’intégrer soi-même. Pour qu’une intégration soit réussie, il faut une mue, c’est biologique. Un mouvement de soi en soi. Il faut intégrer en soi le fait que le problème n’est pas la culture des autres, mais son propre niveau de civilisation. Français, encore un effort pour être républicains. Un effort de civilisation. Ce que la Rome antique a réussi serait hors notre portée dans ce village global ? La république n’est pas un fait acquis mais un mouvement permanent. Il faut aujourd’hui assimiler et digérer le plat trop riche de la colonisation. Il faut apprendre à tous les Français et leur faire entrer dans la tête par tous les moyens que, depuis des siècles, la république a fait de par le monde des enfants naturels et de toutes les couleurs qu’il s’agit aujourd’hui de reconnaître comme des enfants à part entière. Elle doit faire son coming out. Elle ne s’en portera que mieux. On réduit le problème à celui de l’immigration. C’est un problème en soi mais qui découle d’un tout qui a une histoire dont la France est la principale protagoniste. Séparer, comme le fait le HCI (Haut Conseil à l’intégration), les problèmes de l’immigration et ceux des ressortissants d’outre-mer, par exemple, est une erreur fondamentale qui masque le fond de la question. Parler d’un préfet musulman comme signe d’intégration, c’est redoubler l’erreur d’une faute. Le mot intégration lui-même est un mot dangereux qui ne semble pas opératoire pour le problème de civilisation qui nous concerne aujourd’hui. Il contribue même à brouiller les pistes. Une célèbre députée socialiste, que j’estime par ailleurs comme personne et dont je tairai le nom, me dit un jour à l’occasion d’une entrevue : «Vous êtes un des plus beaux exemples d’intégration que je connaisse.» Erreur madame, revoyez votre histoire. Vous avez le même problème d’intégration que moi en tant que Français qui est de faire l’effort de reconnaître les autres comme des autres vous-même. Ce n’est pas un effort moral, il ne s’agit pas de morale judéo-chrétienne, mais un effort intellectuel qui nous oblige à être au niveau du principe républicain qui fonde notre vivre-ensemble. C’est un travail d’autoéducation de la France par elle-même qui doit assimiler le fait qu’au-delà des religions, des cultures, et des pigmentations, il doit se construire une culture commune permettant la lecture, à la lumière du présent, de notre histoire et des apports divers qui en font l’unité. Et donc que la différence visible est une donnée seconde par rapport à l’unité d’une nation. A défaut de cet effort d’éducation et de culture qui doit se faire dans tout le champ social et pas seulement à l’école, il y aura encore dans cent ans des vieilles dames pour s’étonner qu’un Noir ou Ahmed Ali soient vraiment français et de culture française. Des gens parfois d’une exquise gentillesse qui ne savent pas qu’ils sont racistes parce que l’aliment du racisme ordinaire est tout bêtement un manque cruel de culture et pas seulement d’éducation. Ce qu’ils connaissent du Noir ou du Maghrébin, c’est ce que leur donnent à voir le commerce et la télé : une banalisation ostensible de signes : le Noir baraqué, cerbère tout en muscles qui fait peur à l’entrée des magasins, les athlètes, les danseurs et musiciens, les brûleurs de voitures, les femmes voilées, les manœuvres qui font des boulots que ne font pas les Blancs, etc. La loi du commerce est de répondre à la demande et jouer sur les signes reconnaissables, donc les préjugés. Lutter contre les préjugés, c’est faire une offre différente, et en même temps préparer à recevoir cette offre.

Le fait de nommer un préfet en le disant musulman ou un Noir au ministère de l’Intégration, comme si quelque part il représentait à lui seul le problème de l’intégration, sont des signes, voire des stigmates, qui ne vont pas forcément contre les préjugés. La manière dont ils sont présentés peut au contraire renforcer à la fois l’idée d’exception du geste et d’exception, du point de vue de la nation, de la communauté de personnes qu’ils sont censés représenter. Singulariser l’offre peut être contre-productif. Il faut la multiplier et la diversifier. Il faut passer de l’état d’exception à la règle, c’est-à-dire à ce qui ne se voit pas.

Alain Foix

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