Le swing de Shakespeare

Bonne année à tous.

Voici, pour commencer, un petit texte que m’ont commandé les Ecrivains Associés du Théâtre, paru dans le B illet des Ecrivains du Théâtre. Le principe de ce billet est d’associer un auteur contemporain à un auteur classique. J’ai choisi Shakespeare comme parrain, et sans hésiter une seconde. En lisant le texte qui suit vous comprendrez pourquoi.

Le swing de Shakespeare, l’ami créole.

shakespearetimesContrairement à ce que les apparences, souvent trompeuses, pourraient laisser accroire, mon inconditionnelle admiration de Shakespeare, ne vient pas du fait qu’il a écrit les plus beaux personnages noirs de l’histoire du théâtre (Othello, Aaron, Caliban…), mais que ces personnages sont l’expression logique d’une écriture du théâtre qui se saisit du monde, du globe, comme une perle imparfaite. Perle qui, rayonnant par les diverses aspérités de sa forme, offre en son improbable rondeur, d’infinies possibilités de lumières
Le baroque est cette perle, étymologiquement. Sa surface, sa matière, sa géométrie irrégulière posent comme préalable que le centre n’est pas en l’objet lui-même mais dans le regard, forcément subjectif, et la position de celui qui regarde. Le sujet est l’objet, c’est-à-dire le public en la main duquel cette perle est posée. Elle doit être touchée, caressée, manipulée, tournée, retournée, renversée. Sa conformation lui interdit l’abstraction, lui impose le sens, le sensible, le sensuel. La saisie de sa forme implique un temps propre, une durée, celle du sujet qui s’empare de l’objet, le fait sien, s’y implique, s’y projette, s’y perd et médite dans le mouvement impulsé par la forme. Rien de cartésien en tout ça. L’unité de temps, de lieu, d’action n’est autre que celle du mouvement, de cette danse du regard, des oreilles, de l’intelligence et du corps du spectateur qui s’implique tout entier dans les circonvolutions de la dramaturgie.
Pas de monochrome dans l’œuvre de Shakespeare, pas de carré blanc sur fond blanc. Dans ce globe de théâtre, l’homme est couleurs et la couleur est mouvement.
Que le romantisme ait été pensé sur le socle d’une théorie des couleurs émise par Goethe contre l’abstraction des pensées newtonienne et cartésienne de la mécanique des lumières (excluant la subjectivité de l’œil humain), rien d’étonnant. Que le romantisme en ceci retrouve les sources du baroque et s’y abreuve, cela n’est pas surprenant. Et que par retour, le premier grand héros romantique soit Othello ressuscité par la grâce d’un grandiose opéra de Verdi, rien de plus naturel. La couleur est le centre parce que la couleur est ce qui décentre.
Elle décentre car elle existe toujours pour autre qu’elle-même, pas en soi mais pour soi, pour l’autre soi et le soi autre. Elle ne peut s’exprimer qu’en dialogue, qu’en mouvement aller-retour. Ainsi vont les héros shakespeariens qui ne jouent que dans les jeux de couleurs, qui ne trouvent leur identité que dans la trame polychrome des caractères qui composent le monde, l’homme dans le monde. Leur peau se dessine par celle des autres, elle se forme en s’y frottant. L’isolement ontologique, le solipsisme, y sont impossibles. Je est toujours un autre pour paraphraser Rimbaud. Pas seulement solidaire de l’autre, mais attaché à lui ontologiquement.
Pas d’Othello sans Desdémone et réciproquement. Pas d’Othello sans Iago et réciproquement. D’ailleurs, ils se reflètent l’un dans l’autre. Ils sont partie de l’autre. Iago est en Othello, Othello en Iago. L’unité de l’homme, celle de son individu est celle de son mouvement, de sa condition, sa situation interpénétrée de l’autre.
Le boitement du hideux, difforme et inachevé Gloucester de Richard III comme plus tard, celui de Quasimodo chez Victor Hugo, trouve sa raison d’être dans le cercle parfait de la danse auquel par nature il s’oppose. La danse de la paix est à Gloucester ce que celle d’Esméralda est à Quasimodo : une antithèse existentielle et fonctionnelle. Ils sont les « trouble-fête des jours frivoles », les contretemps nécessaires à la marche d’un temps qui se décline en « délicieuses mesures ». Ils sont diabolus in musica, cet intervalle musical, ce triton qui rendait impossible le rêve d’une harmonie musicale totale. Ce diabolus in musica qui permet aujourd’hui le swing, c’est-à-dire le boitement intégré de la danse qui jamais ne se referme en un cercle parfait, qui toujours se clôt en s’ouvrant, se dérive sur ailleurs, ne s’équilibre qu’en son contraire ou son complémentaire. Et lorsque l’harmonie est parfaite entre deux êtres s’aimant comme les jumeaux du Banquet, comme Roméo et Juliette, on le retrouve, ce diabolus in musica, sous la forme d’une mort dans la vie tirée tout droit d’un rituel africain et vaudou organisé sous la main noire d’un prêtre ensorceleur.
Alors, que de trahisons, de malentendus et d’impostures lorsque qu’un metteur en scène s’empare de l’œuvre du poète anglais pour traiter ses personnages et ses actions en des unités classiques, fermées, sans portes et sans fenêtres. Quelles abominations. Il faut être baroque pour jouer Shakespeare ou ne jamais y toucher. Il faut savoir saisir la diversité comme facteur d’unité en son mouvement. Savoir penser la totalité ouverte jamais réductible à la somme de ses parties. Penser l’unité dans le mouvement et le mouvement comme unité en construction. Rien n’y est donné par avance comme réalité ou comme abstraction.
Tout est déplacement. Le déplacement est comme la forêt de Macbeth, le possible comme impossible déplacé. Le lieu n’est pas le lieu mais sa projection utopique. En cela Shakespeare est bien fils spirituel de Thomas Moore. Utopie est le lieu du non lieu (topos, u-topos). Tout lieu renvoie à un autre lieu, tout royaume comprend d’autres royaumes, et ce qui est pourri en celui du Danemark touche à la pourriture du royaume d’Angleterre. De Venise à Vérone, de Windsor à Paris, de Stratford à Copenhague, de Barcelone à Leipzig, c’est l’Europe du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest comme totalité en mouvement, unité dans la diversité en dialogue avec l’Afrique, l’Asie et l’Amérique qui arrondit le monde. C’est le banquet européen ouvert par Erasme, cet inventeur d’Europe, ami intime de Thomas Moore avec qui il pensa Utopia. Une Europe écrite au galop d’un cheval, celui sur lequel ce Hollandais trottant avait fait poser un écritoire, et écrivait en sillonnant tous les chemins d’Europe. Erasmus, errans mus (le rat errant) comme l’appelait Luther. Un rat qui convoque l’homme au banquet d’une fête galante. Shakespeare est l’Erasme du théâtre. Son humanisme convoque le monde au plateau, le tout-monde dirait-on aujourd’hui en glissant. Un tout-monde comme espace mobile de toutes les rencontres et de toutes les métamorphoses, de l’homme en la nature et de la nature en l’homme. Copulations, hybridations, métissages. Le songe est une réalité et la réalité un songe, et Puck parcourt la planète en un éclair, facteur surpuissant de toute créolisation. Il y a de l’inversion, de la tête en bas et du cul en l’air. La surface est profonde comme dirait Nietzsche, et le rire est abyssal comme celui des fossoyeurs d’Hamlet. C’est carnaval.
Bien-sûr, Shakespeare est un créole et son verbe porte le swing. Bien-sûr ses héritiers les plus fidèles sont nés de l’autre côté de l’océan sous le ventre arrondi du Nouveau-Monde. Lire Le partage des eaux ou Concert baroque d’Alejo Carpentier, ou encore les œuvres théâtrales d’Aimé Césaire, celles de José Marti, René Depestre ou de Gabriel Garcia Marques, c’est entrer dans un ordre poétique du monde dont Shakespeare est le totem.
Et si, balayant tout agacement, j’accepte finalement avec le sourire de lire dans les pages des journaux, du Figaro comme de l’Humanité, que je suis un écrivain créole alors que je vis en l’hexagone depuis l’âge de 8 ans, c’est tout simplement par le fait que je sais que « créole » n’est pas en réalité un marquage territorial ni culturel au sens restreint, mais l’expression d’un genre universel et multiple. Et ces racines créoles je les puise autant d’un côté de l’océan que de l’autre, dans la brume des métamorphoses, entre Londres et Stratford, où règne encore sur les remparts du théâtre l’esprit du maître du Globe qui sait se faire entendre des écrivains adolescents, éternellement.

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