J’ai lâché prise et j’ai quitté le four aux mille plateaux et le moulin à paroles de la Cité des papes qui fait farine de tout ce grain et cette ivraie qui se déverse tous les ans dans la fournaise de cette ville du théâtre. J’ai fui le temps d’une belle après-midi, las d’arpenter les rues étroites et tortueuses, les places écrasées de soleil, peuplées de buveurs de pastis, de bières, d’orgeat et de coca-cola auxquels je tends dans une indifférence aimable ou une feinte attention les cartons rouges sur lesquels s’affichent les visages d’Angela Davis et de Gerty Archimède. Las de jouer le vendeur à la criée : « Pas de prison pour le vent, messieurs et dames, ou 24 heures de la vie d’Angela Davis, une pièce mise en scène par Antoine Bourseiller, écrite par Alain Foix, tous les jours à 12h 40 au théâtre du Petit Louvre ». Las d’expliquer qui est Angela Davis, Antoine Bourseiller ou Gerty Archimède. Las de vanter l’histoire de ce huis clos de « 3 femmes de combat fendant l’armure en butte à un cyclone et un douanier imbécile et illettré » et d’inviter à lire au verso les extraits d’une critique élogieuse qui « porte cette pièce dans un vent favorable», las de cacher l’auteur Alain Foix derrière les lunettes noires de ce vendeur à la criée. Las de lire derrière certains sourires condescendants « tiens, encore une histoire de noirs » avant que le nom d’Antoine Bourseiller et le mot Comédie française ne fixe plus sérieusement leur attention. J’ai pris un dernier bain d’applaudissements, recueilli le miel tout frais des émotions d’un public secoué de « mots et d’émois » comme l’écrit Armelle Héliot, critique du Figaro, et puis j’ai pris mes jambes à mon cou sans oublier la caisse rouge sonnante et trébuchante des recettes (oui, je suis également caissier en plus d’être régisseur, psychologue du travail, gestionnaire producteur, taxi pour la compagnie, responsable de la communication, comptable, garçon coursier et parfois restaurateur) et je suis rentré en douce sur l’île de la Barthelasse où la compagnie a loué une agréable maison pour sa résidence avignonnaise. Me voilà seul, enfin, pour la première fois depuis un mois. Je goûte le vent qui passe dans les vignes et les tournesols et caresse mes cheveux, je hume l’odeur mêlée de conifère et de lavande. Caché à l’ombre d’un néflier aux feuilles d’un vert d’amande, mes yeux se laissent happer par le songe des feuillages troué par l’infini d’un ciel si bleu. Mon rêve se berce des cigales. Mon corps harassé, abandonnant toute résistance, se laisse emporter par les sens. Je suis un bateau ivre, je bois l’eau qui me berce, je bois comme un buvard toute cette nature qui veut s’écrire en moi. Je suis un grand silence, un rien dans cette grande mélodie du monde. Jamais je n’avais entendu ainsi toutes les nuances, toutes les flexions et tout le rythme de ce chant des cigales pourtant si familier. J’entends leurs canons et leurs répons et, de loin en loin, le tissage de leurs harmonies qui tapisse le paysage. Je découvre étonné que la poésie de ces insectes chanteurs s’écrit en octosyllabes avec césure, deux hémistiches : 1,2,3,4/1,2,3,4 comme celle du coureur de 110 m haies que je fus, mais en mode vivace. Cigales coureuses de haies, chanteuses de haies, de toutes ces haies qui bordent ce grand jardin et protègent du mistral, qui chantent au ciel l’intense plaisir d’une solitude retrouvée. Cigales qui me soulèvent et me donnent de nouveau l’envie d’écrire. Une belle heure d’écriture, si douce, havre de paix.
Au loin la rumeur d’Avignon que m’apporte le vent. Il faut que j’y retourne. Plus que 2 jours. Il faut tenir.