Correspondances avec Baudelaire. Petit-Canal, Guadeloupe.

Curieux la vie. Lorsque j’ai écrit, tout jeune encore cette nouvelle du haut des Marches de l’esclavage de Petit Canal, en 1983, je ne pouvais me douter que trente ans plus tard, j’y disperserais les cendres de mon père selon sa volonté. Il y a des correspondances comme disait Baudelaire.

Cent sept marches

 

 

 

 

 

Aujourd’hui la pluie. La pluie à perte de vue, à perte de temps, à bout de patience. La pluie. Rien que de l’eau. Sauve qui peut. Il pleut, nous pleuvons, vous pleuvez, ils ou elles pleuvent. Nom de Dieu. Ma pauvre calebasse pleine d’eau oublie que pleuvoir ne se conjugue qu’au singulier de la troisième personne. Je récite ma leçon : « pleuvoir, verbe impersonnel… » C’est ça que les maîtres d’école bien au sec dans leur poêle apprennent à ceux qui sont nés, bouche bée, de la dernière pluie. Et le grand « Il » transcendant nous pleut ses jours humides sans lune et sans soleil, nous pétrit et  repétrit corps et âme, jusqu’à ne plus savoir ni hier ni demain, ni tu ni toi ni soi, ni Eve, jusqu’à se sentir pleuvoir soi-même, transmuté de sang en eau, de chair en boue parmi d’autres morceaux de boue à forme courbée face à terre, vaguement humaine, reconjugués sans passé, sans présent, sans futur en un « nous » compact et aqueux. Mais ceux qui ont pataugé dans la boue tropicale de Petit-Canal, Guadeloupe, au mois d’Août, savent bien eux, dans leur petit coin de glaise qu’on peut bien dire « je pleus, tu pleus, nous pleuvons ».

 

Ici à Petit-Canal, d’habitude sec comme un coup de fouet, quand il pleut, on pleut. Rien d’autre à faire. On est pluie, on pense pluie, on pense flique, on pense flaque, on ne pense pas, on a l’âme pluvieuse et l’esprit spongieux. Corps mous, esprits mous et boues coagulés, le cerveau se répand goutte à goutte, à vau-l’eau la pensée va. La pluie a réponse à tout. Qui suis-je? La pluie. Où vais-je? A la pluie. Que puis-je espérer? La pluie. Après la philosophie des Lumières, il faudrait une philosophie de la pluie et de la pensée trouble. Descartes, poule mouillée. Répète après moi « je pense donc je suis sec. »

 

Pas de doute, Petit-Canal apporte à sa manière, une contribution humide à la Pensée de l’Etre.

 

Nom d’un chien, Petit-Canal. Je me sens l’âme d’une éponge de mer qui rumine dans ses bas-fonds des pensées de crabe. Assis en haut de tes cent sept marches de l’esclavage, vestige hideux d’un temps lamentable, je les recompte une à une, ces marches pour passer le temps. Un… grand coup de fouet, deux… jarrets coupés pour marronnage, trois… bras arrachés dans un moulin de canne, quatre… langues retournées dans des gosiers, cinq… femmes qui mâchent la terre pour en mourir, six … révoltes mâtées dans le sang et dans l’horreur, sept… peaux noires dans des crocs blancs, huit… nourrissons tués pour fuir la vie qui ne tient qu’à une chaîne… trente deux… dents arrachées d’un grand sourire, cinquante… viols de toutes petites négresses, soixante… jours à fond de cale, quatre vingt quinze… tonnes de café noir, autant de sang versé… cent sept… cris de douleur… et… cent sept par trois… ans d’esclavage.

 

Des pensées rouges de crabe tourlourou au fond de son trou de terre humide. Je me sens percé de partout. Ce n’est pas la pluie, la pluie est tiède. D’en haut on les jetait ces hommes pour les punir de n’être pas des chiens, dans des tonneaux percés de clous qui roulaient qui roulaient, tambours … cris humains, du haut des cent sept marches. A l’arrivée c’était de la boue, de la boue rouge, de la boue d’homme dans un déluge de larmes.

 

Pas de doute, Petit-Canal à sa manière apporte sa contribution criante à la Pensée de l’Homme.

 

Et le poète disait:

 

 

 

C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,

 

Au milieu de l’Azur, des vagues, des splendeurs

 

Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs

 

 

 

Ah! Baudelaire, Baudelaire, immense albatros, vaste poète égaré dans l’insondable Léthé, le bel azur et l’éther glacé. O esprit gémissant en proie aux longs ennuis. Toi, mon semblable, mon frère soumis d’amour aux yeux noirs d’une belle créole. Que n’as tu pleuré de ta fenêtre ouverte aux enfers, cette horreur d’un autre âge qu’on appelle l’esclavage.

 

 

 

Quand la terre est changée en un cachot humide

 

Quand la pluie étalant ses immenses traînées 

 

D’une vaste prison imite les barreaux…

 

 

 

Et je suis là, assis en haut des marches  de pierre à trembler tout à coup. Ce n’est pas à cause de la pluie. Elle est douce, elle est tiède. Et je suis là, assis en haut de ces marches mouillées à parler aux poètes bien au sec à leur fenêtre et qui pleurent par-dessus leur balcon les dames créoles au parfum envoûtant. Poète. Hypocrite poète.

 

 

 

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits.

 

 

 

C’est beau comme un tonneau de rhum clouté qui roule son homme marche par marche dans les cris rythmés d’un vers à cent sept pieds.

 

Et je tremble tout à coup. Ce n’est rien, c’est la pluie. La pluie tropicale qui  tatam, tamtamise sur les toits de tôle, les feuilles de bananier et mon crâne bien fatigué, répétitive, lancinante, fascinante, fascinante.

 

 

 

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle…

 

 

 

 

… Sur un peuple innocent noirci sous le harnais. Harnais, Beauharnais, belle Salope.

 

Ah! Baudelaire, Baudelaire, poète imperator du haut de ta pyramide, général mille étoiles régnant sur une armée de vers luisants, toi qui te dis roi d’un pays pluvieux qui dis avoir plus de souvenirs que s’il avait mille ans, toi l’amoureux d’une dame créole, que ne clames-tu ô poète lucide, que ta belle Joséphine te fit rétablir l’esclavage.

 

Par vers ou par décret qu’importe, serviteur volontaire d’une immonde infamie qui feint drôlement de croire que la morsure de l’amour vaut bien celle du fouet.

 

 

 

Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs

 

 

 

Des cascades d’eau de pluie dévalent les marches mille fois lavées. Une rangée de cocotiers court mollement vers la jetée comme les notes mouillées d’une triste mélodie, comme une longue portée de chants déportés. Et je ne sais pourquoi, descendant l’escalier, je me dis, titubant, que vraiment, alors vraiment, je hais le rhum et je hais la poésie.

 

 

 

Je suis le roi d’un pays pluvieux

 

 

 

Une bouteille de rhum vide du haut des cent sept marches du passé regarde dans l’aube d’un jour pluvieux l’ivresse d’une longue nuit blanche descendre les escaliers à pas comptés. Je suis noir, je suis gris, je suis rond. Mais je tiens bon. Cent trois, cent quatre, cent cinq, cent six …cent six … mais où est passée la cent septième? Allez, je remonte … et puis zut, je descends. Je retourne en Afrique. Où est passée la cent septième? Garde-à-vous! A ma droite, un régiment de bananiers plutôt débraillé, la fleur au clair qui pend par terre. A ma gauche, la mélodie des cocotiers qui bat de l’aile. Droit devant, la mer étale et salace sur le gris sale du matin glauque au bout de la jetée, pénétrée, empêtrée d’espérance. A moi l’Afrique oublieuse du passé. A moi la négraille d’avant la négritude. A moi Pénélope, à moi Ariane tisseuses infatigables, je remonte le fil du temps, d’un long voyage de trois cents ans.

 

A moi Eurydice, douce Eurydice, je tourne le dos à l’enfer. Je ne regarderai pas en arrière. J’ai crevé l’œil cannibale du grand Cyclope. Je suis né de la dernière pluie. Je suis libre. Je suis ma pente. Je sors de la gueule  du père Cronos. Adieu l’île aux belles larmes, née pour pleurer sur le passé, fille languissante de l’Echo, amoureuse des rêves de Narcisse. La jetée craque, la jetée crisse. Me voilà au bord du bout du monde. Il n’y a plus rien entre moi et moi. A moi l’absolu de l’eau. Je plonge.

 

Des canots verts et bleus barbotent dans ma soupe de mer salée. Une chaudière sous pression siffle dans mon crâne chargé comme un paquebot. J’émerge doucement de la brume. La mer recrache avec douceur ma longue nuit d’ivrogne.

 

 

Alain Foix

 

 

 

Petit-Canal/Guadeloupe le 16/août 1983

 

 

 

 

 

 

Un commentaire

  1. Je lis régulièrement vos écrits , depuis que je vous ai fait dédicacer deux livres « aujourd’hui en Guadeloupe » pour mes petits enfants, alors que vous participiez au Congrès des écrivains de la Caraïbe. J’aime votre écriture, votre humour, et je partage vos idées.
    Bien à vous
    Aline Génin

Laisser un commentaire