De l’art à l’école

Claude Coulbaut qui va quitter la direction de la culture et de l’éducation du conseil général de la Seine Saint Denis après des décennies de bons et loyaux services, vient d’écrire un livre sur l’art à l’école intitulé « Ecole et création, de la rencontre au désir » (Editions Le passager clandestin). J’en recommande la lecture. Il m’a demandé de lui préfacer son livre, ce que j’ai fait avec grand plaisir. Je livre ici cette préface comme avant-goût de la lecture de ce livre.

 

Préface

 

Je suis de ceux qui, partis de l’école primaire Terre Saint-Blaise de Bondy Nord, franchissaient à pied le canal de l’Ourcq pour se rendre au lycée Brément de Noisy-le-sec. Mon professeur de musique m’attendait tous les matins à la station de bus. Il était aveugle et je l’aidais à traverser l’avenue et le terre-plein qui nous séparaient de la grille du lycée. J’avais 11 ans, et lui tenant le bras je me demandais : « Sait-il que je suis noir ? » J’espérais que non parce que ce non-voyant nous voyait par les yeux de l’esprit et, pour lui, j’étais un enfant comme tous les autres. C’est par l’esprit et le cœur que nous communiquions, par la musique. Et cette musique était universelle en ceci qu’elle prenait sens dans la communauté des individus et non dans l’agglomération des particularités.

Je suis de ceux à qui l’imbécilité, prenant parfois la voix d’un enseignant croyant bien faire, n’avait pas encore demandé « Alain (ou Ahmed, ou Malik), raconte nous ta culture ». Comme si une culture se racontait. Comme si le petit Michel né à Paris et à qui, bien sûr, on ne demande rien, pouvait raconter « sa » culture. On ne lui demande rien car on sait bien sans se l’avouer que c’est sa civilisation qu’on lui demanderait de raconter, et que la civilisation est bien l’objet de l’éducation et de l’enseignement, et que l’école existe précisément pour ça. Ce serait donc que « ta » culture serait ta propriété, une chose qui t’appartient en propre, un ornement qui te désigne comme tel et qui, par nature, ne peut être plus grand que toi-même. Raconte nous ta culture voudrait donc dire « dis nous qui tu es et, ce faisant, reste à ta place, sois sage comme une image, une image de toi. ». Se désigner ainsi est donc une autre façon de se taire, d’entrer dans le rang de sa particularité et d’y rester.

L’école est par nature normale. Elle définit des normes et ces normes se saisissant des différences, les intègre aujourd’hui par une perversion tout à fait inédite usant du mot culture, dans un ensemble normatif nouveau. La norme, comme la civilisation ne se dit pas, mais elle désigne et distingue (des cultures, des identités, des conditions). Elle désigne en creux, note et prend note, écrit sa partition qui ne peut être jouée que sur les différences de hauteur, de rythme et d’amplitude. Mais qui sont ces compositeurs qui écrivent cette musique répétitive où les mêmes interprètes lisant leur bulletin de notes pleurent au final sur leur bulletin de paie ? Ce bulletin là, au fond ne varie pas. Le ciel reste le même. Ce que dit Claude Coulbaut, est que ce ciel est dessiné par ceux qui font notre horizon et que cette musique prenant des airs de liberté, jouant sur les différences de timbres et de couleurs s’accordant au rythme trépidant de la modernité, nous joue toujours la même chanson : celle des natures humaines et des déterminismes. « Raconte nous ta culture » peut aussi bien signifier « raconte nous ta nature ». Il n’y aurait de progrès que dans les modalités du discours de surface qui s’accorde à l’air du temps. Mais la loi d’airain qui sous-tend ce discours reste la même car bien dictée par les besoins des capitaines d’industrie. Pas de progrès humain, c’est-à-dire d’humanisation générale tant que le mot culture sera l’otage du mot nature, tant que la culture restera synonyme de sensibilité par opposition à l’intelligence qui elle, serait du domaine de l’éducation, de la rationalité. Les quartiers sensibles seraient donc bien des lieux de sensibilité, d’expression des natures et des cultures qui les expriment.

Au lycée de Noisy-le-sec, le vouvoiement des professeurs aux élèves me faisait en sortir plus grand que je n’y entrais. Cet impersonnel du vouvoiement signifiait le respect contrairement au « tu » qui montre du doigt de haut en bas. Ramené, dès la 5ème près de chez moi, au collège Jean-Zay de Bondy Nord, j’eus, par le tutoiement et par les règles et comportements autoritaires et quasi militaires des professeurs, un sentiment violent de régression. Le mépris se lisait dans leurs yeux et sur leurs lèvres, à l’exception de deux d’entre eux : la prof de musique et celui de français.

Bondy Nord, banlieue dite dortoir, était peuplé en ce temps là d’immigrés Italiens, Portugais, Nord-Africains, de Corses, de Bretons et quelques Antillais, et le collège par conséquent, de fils d’ouvriers et employés. Ce que dit Claude Coulbaut sur les stratégies industrielles dont l’école est un outil, éclaire d’une lumière éclatante cette anecdote : Après une visite scolaire dans une usine de traitement de métaux, l’assistante d’orientation ayant en main mon dossier social (où il était écrit que ma mère était célibataire et aide soignante), et le « test d’intelligence » qu’on venait de nous faire passer, me dit que mon profil intellectuel correspondait à une orientation vers un B.E.P. de micro-mécanicien. Racontant récemment cette anecdote à un ami médecin, spécialiste du genou et ancien camarade de classe au collège Jean-Zay, celui-ci s’esclaffa : « A toi aussi, ils t’ont proposé de devenir micro-mécanicien ! ». Nous avons lutté lui et moi et quelques autres contre le déterminisme social pour suivre le chemin de notre volonté et de notre ambition. Nous n’étions pas, loin de là, parmi les meilleurs, mais sans doute quelque chose sur notre chemin personnel nous a aidés. J’ai le sentiment que nous étions plus nombreux hier qu’aujourd’hui dans le même quartier à tirer notre épingle du jeu. Sans doute en partie parce qu’il y avait plus de mixité sociale et culturelle, sans doute que nous étions mieux armés contre l’intimidation culturelle qui fait penser que le chemin de l’université et des grandes écoles, comme celui qui va au théâtre, n’est pas pour nous. Nous étions de ceux à qui on n’avait pas encore dit : « votre culture c’est ça, c’est vous. Votre culture c’est votre identité. Vous n’êtes rien d’autre que le produit de cette seconde nature qu’est votre culture ». Nous étions libres, c’est-à-dire, ouverts à tous les possibles, non enfermés dans cette carapace d’identité, cette servitude volontaire conditionnée par l’acceptation et l’intégration mentale de la détermination sociale et culturelle. Mais en ce qui me concerne, je sais que c’est au sein même de l’école que j’ai trouvé mes propres armes et compagnons de route. Ils s’appelaient musique, théâtre et littérature. Ce professeur aveugle d’abord, puis cette prof de musique à Jean-Zay qui eut la drôle d’idée de s’associer au professeur de français pour nous faire écrire des rédactions en écoutant Mozart et Beethoven. Récemment Paul Tabet, directeur de l’association Beaumarchais pour la création théâtrale me demanda : « d’où vient votre écriture ? » Je saurai aujourd’hui lui répondre : « Elle vient de là, de cette musique, de Beethoven sur un pupitre d’écolier. » Je me souviens que ces exercices n’étaient pas tombés comme cheveu sur la soupe. Elle nous y avait préparés. Je comprends maintenant que ce n’est pas simplement d’exprimer notre sensibilité sur un papier qu’elle nous avait demandé, mais de partir des impressions musicales pour structurer un discours lisible, logique et poétique. Elle n’opposait pas sensibilité et rationalité mais au contraire les reliait. Le professeur de français qui ne jugeait que sur l’écrit était bien là pour y veiller comme il veillait à ce que ces pièces de théâtre que nous étudiions en classe, puissent s’incarner pour nous sur scène par la présence de comédiens dans un théâtre autant que par l’analyse de réalités et de pensées qu’elles véhiculent. Ainsi, lorsque Petit Jean des Plaideurs de Racine nous dit : « Ma foi, sur l’avenir, bien fou qui se fiera. Tel qui rit vendredi dimanche pleurera », j’entends depuis toujours qu’une porte n’est jamais fermée définitivement, que l’avenir est le possible.

Ce possible là, je suis allé le chercher à la Sorbonne, passé mon doctorat et enseigné la philosophie en Seine Saint Denis. J’ai enseigné à des milliers d’élèves de niveaux et d’origines sociales différents entre Villemomble, Le Raincy, Pantin, Aulnay-sous-bois, Saint-Denis… Observant que parmi ceux qui étaient incapables de structurer correctement une dissertation, on trouvait les esprits les plus profonds, les plus questionneurs, j’en suis très vite venu à la conclusion que le discriminant n’était pas « l’intelligence », mais l’horizon culturel permettant l’intégration des normes. Le normatif permettant d’intégrer la norme est précisément ce qui ne s’enseigne pas en classe. On enseigne tout à l’école sauf la culture. Non pas ta culture ou sa culture, mais la culture. Celle dont pourrait être détenteur le petit Michel de Paris dont je parlais plus haut s’il était né dans le bon milieu. Celle dont on ne peut pas parler car elle est le fond de la civilisation. En réalité, c’est la culture qui conditionne l’éducation comme le nerf optique permet de voir sans être vu par l’œil lui-même. On ne peut voir la culture, sinon celle des autres, parce qu’elle est partout et nulle part. Ce qu’on appelle culture ce n’est pas donc pas une chose, mais une entité insaisissable qui se manifeste dans des expressions visibles et différentes. L’art, par exemple. La culture est une manière de saisir. Saisir veut dire comprendre, et comprendre, prendre avec soi. Mais cette manière peut être souple ou raide, jeune ou vieille. Plus elle est vieille, moins elle est souple, mais plus elle est précise, jusqu’à ce que la sclérose advienne. C’est pour cela que les gens les plus cultivés sont souvent les moins à même de saisir le nouveau dans l’art. Leur norme, c’est-à-dire leur mode de saisie, est dépassée. C’est pour cela que la création artistique, lorsqu’elle est vraiment création, c’est-à-dire production de nouveau est également anti-culture. Elle s’oppose à la culture comme donnée normative. Elle est enfance et veut parler à cet enfant en nous. Les enfants, je m’en émerveille sans cesse, souvent à l’occasion de mes interventions scolaires, ont une capacité absolument étonnante de saisir le nouveau et d’adopter l’étrange. Pas tous pourtant. Pas ceux qu’on a emprisonnés dans leur culture, c’est-à-dire dans leur image de soi qui est leur mode d’appréhender le monde. Enfants qui sont déjà très vieux car enfermés dans des adultes et dans leur origine. Et puisqu’ils sont déjà vieux, on peut les envoyer travailler à 14 ans. Les autres peuvent étudier jusqu’à 30 ans ou plus en profitant de la souplesse que leur offre la culture.

Que faut-il en conclure ? Qu’il faut avoir suffisamment de culture pour intégrer l’enseignement du nouveau et du normal comme donnée d’éducation. Mais dès que la culture devient normale et normative, elle est sédimentée et fige la capacité d’intégrer le nouveau. C’est pour cela que l’art est nécessaire à l’école encore plus qu’ailleurs. Il est le détergent de l’éducation. Un anti-amidon qui lui offre par la mise en question, par la capacité critique sans cesse renouvelée, la souplesse nécessaire pour opérer cette rencontre toujours très délicate entre le porteur de civilisation et l’étrange étranger qui est l’enfant, ce porteur d’inquiétude et de questions. Car contrairement à ce que pensent beaucoup dans les directions de théâtres, de services culturels et même au sein des ministères de l’Education et de la Culture, on ne fait pas de l’art dans les écoles pour « sensibiliser » autrement dit « apporter » de la sensibilité, mais pour éduquer le goût qui est le sens de la saisie de l’environnement sous l’angle de la qualité. Toute qualité suppose sa critique. Mais le goût va bien au-delà de la simple détermination entre le bon et le mauvais. Avoir du goût c’est être capable de se saisir d’une forme pour en décliner ses contenus. C’est être à la fois cultivé et suffisamment naïf et enfantin, ouvert, pour absorber et apprécier tout l’apport du nouveau. La culture en action est donc cette souplesse de l’esprit renouvelée en permanence par l’exercice fréquent de la rencontre avec l’étrange étranger, l’anormal, le mystérieux, l’énigmatique, le nouveau ou la création artistique qui rassemble tout cela. Entre l’enseignant et l’élève, il faut donc un troisième homme, l’artiste, qui triangule cette relation frontale et normative, qui les mette côte à côte devant la même interrogation. Pour nombre d’enseignants, l’artiste est l’ennemi qui perturbe l’ordre hiérarchique entre le dominant enseignant et l’élève dominé. Ce n’est pas sans raison. Il y a nécessité que le savoir s’associe au pouvoir dans le respect de part et d’autre. On n’apprend rien d’une personne qu’on ne respecte pas. On n’enseigne rien à une personne qu’on méprise. La peur de certains enseignants est de se retrouver en culotte courte face à l’artiste, à côté de l’enfant. C’est pour cela que dans cette rencontre, l’enseignant doit devenir le médiateur qui cède sa place frontale tout en trouvant une place dans le dialogue entre l’enfant et l’artiste. C’est l’enseignant qui ouvre la porte, position délicate. C’est lui qui doit être préparé le premier.

Au fond, il faudrait dire que l’Art est le mal nécessaire de l’éducation. Il est ce vent perturbateur qui déplace les pupitres et les bureaux, le maître, l’élève et les cahiers d’écolier, qui apporte le désordre. Mais l’ordre n’a de sens que dans la gestion du désordre et le cosmos dans l’organisation du chaos. Eduquer c’est aussi donner des armes devant l’imprévisible, structurer l’esprit sur le fond du sensible. L’Art à l’école est un cheval de Troie, il faut bien le savoir. Mais toute l’histoire de l’humanité atteste jusqu’à nos jours dans les développements de l’informatique et de la biologie, que le progrès est la réponse donnée à l’ouverture de ses remparts à toutes les formes de chevaux de Troie comme dons de l’Autre en ses frontières.

Alors bien-sûr, l’introduction de l’Art à l’école est une question de fond qui doit être traitée sans fausse naïveté comme le fait Claude Coulbaut. Il la pose d’emblée sur le seul terrain qui vaille en cette mesure: celui du politique comme combat toujours renouvelé entre dominants et dominés. L’Art comme cheval de Troie est l’introduction d’une ruse de l’esprit et de l’intelligence sous la forme du beau, du merveilleux et de l’étrange dans les remparts de la Raison. Une Raison qui, si on n’y prend garde, devient toujours dans l’immobilité de ses frontières, celle du dominant sur le dominé sous pavillon de l’Industrie et du Commerce.

 

Alain Foix

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