Mémoire de Solitude

En 2007, les Editions Gallimard-Jeunesse ont eu la bonne idée de me passer commande d’un livre racontant aux enfants l’histoire de l’esclavage. Avec ma compagnie Quai des arts, j’ai accompagné cette commande d’un travail dans un collège et un lycée de la Seine Saint Denis. Le fruit de ce travail fut un disque inséré dans ce livre intitulé « Histoires de l’esclavage racontées à Marianne », où on retrouve le texte dit par des comédiens professionnels comme Bruno Raffaëlli (sociétaire de la Comédie Française), Marianne Mathéus (également réalisatrice sonore de ce disque), Sonia Floire, Jenny Alpha (qui à 98 ans est la doyenne des comédiens français, et est si tristement méconnue, sans doute parce qu’elle est Martiniquaise), Marius Yelolo, Christian Jullien, Cyrille Bosc, Patrick Karl, et Caroline Appéré, la musique est jouée par Pierre-Hermann Lagier (violon) et Mav Mavoula (tambour et percussions), les bruitages, ambiances, chants choraux sont réalisés par les élèves de 5è et 4è du collège Le Parc d’Aulnay sous bois. Les magnifiques illustrations du livre sont réalisées par Benjamin Bachelier. Et le tout constitue un très beau cadeau à faire aux enfants qui ont le droit de prendre connaissance, à cette occasion, d’un pan trop effacé de l’Histoire de France.

Voici, pour ce 10 mai, en hommage à la Mulâtresse Solitude, un extrait de mon livre où elle raconte son histoire. Elle fut compagne de lutte du colonel Delgrès lors de la résistance des noirs et mulâtres guadeloupéens au rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802. Cette histoire sanglante se termine par l’explosion du fort de Matouba où Delgrès, réfugié avec ses 300 compagnons, se fait sauter à l’arrivée des soldats de Richepanse en criant : « vivre libre ou mourir ». Solitude sera pendue après avoir accouché de son enfant :

J’ai entendu, mon cher Delgrès, le dernier chant de ton violon qui montait des montagnes et parlait aux étoiles. Comme c’était beau. Je t’ai abandonné avec tes 300 compagnons. Je ne voulais pas mourir. Non, pas maintenant, car je portais en moi l’espoir, ce petit être qui allait naître. J’étais cachée dans un grand champ de bananiers. Je suis entrée dans la rivière de Matouba qui a caressé mon ventre comme un de ses rochers, et je me suis lavée. Je voulais être belle et propre pour mon enfant. Cet enfant conçu dans le lit d’une rivière si gaie, si pure qu’on appelle liberté. Car on était libres en ce temps là et on ne pensait plus à manger de la terre pour empêcher les enfants de naître en esclavage. Mon ventre était gonflé d’espoir. Cet espoir-là, je ne pouvais pas le tuer. Des soldats de Richepanse sont passés près de moi. Les premiers ne m’ont pas aperçu. Ils m’avaient pris pour un rocher. Mon ventre seulement sortait de l’eau. Et puis, l’un d’eux, plus attentif, m’a reconnu. ‘Eh, Mais c’est elle ! a-t-il crié, cette mulâtresse, cette sauvageonne, qui a tué tant de nos soldats.’ Ils ont pointé leurs armes sur moi, mais ils ont vu mon ventre. Alors, ils m’ont emprisonnée et m’ont laissée sous bonne garde pendant qu’ils montaient vers toi comme attirés par le doux chant de ton violon. J’ai entendu cette explosion, j’ai vu l’intense lumière qui est montée au ciel. La naissance d’une étoile dans un coin de ciel bleu. Les survivants m’on emmenée dans la cellule où mon enfant est né. Un bel enfant que j’ai appelé Liberté. Liberté Solitude. Je l’ai embrassé une dernière fois avant qu’ils ne m’emmènent au pied du flamboyant dont les fleurs éclataient comme la lumière de l’explosion dans le ciel bleu du mois de mai. Ils m’ont pendue à une des branches, mais j’étais si heureuse. Ils n’ont pendu que l’enveloppe. J’avais laissé la lettre qui gazouillait dans son berceau pour l’univers entier. Ne sois pas triste, mon doux Delgrès. La liberté est là, toujours en nous. Elle nous fait des enfants.

Alain Foix in Histoires de l’esclavage racontées à Marianne Gallimard-jeunesse 2007. Contenant CD audio.

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