L’école fait la buissonnière en ce joli mois de mai. Profitons en pour nous pencher une fois de plus sur la culture à l’école. Ci-dessous un article écrit en 2002 répondant à un Rebonds de Patrick Blandin, directeur de la Grande Galerie de l’Evolution:
L’art et la science victimes de l’école
Patrick BLANDIN, directeur de la Grande Galerie de l’Evolution, s’alarme à juste titre dans un Rebonds de Libération*, du sort réservé à la culture scientifique et technique reléguée au rang de sous-culture dans un champ dominé par celle des arts et des lettres. Et comme il l’indique très justement, cette division culturelle qui répond à une véritable hiérarchie, prend sa source à l’école où les élèves sont très tôt répartis en deux classes principales : les matheux et les littéraires. Cette division en genres, on le sait est aussi un axe de sélection où les « meilleurs », les forts en maths, se voient promettre les situations les plus en vue.
Les littéraires pourront au mieux prétendre à des métiers culturels.
Une telle division, outre sa dimension artificielle, conduit à de véritables aberrations. Notamment les artistes et philosophes se voient classés arbitrairement dans la filière littéraire. Ce qui malgré des préjugés tenaces ne va pas de soi. Un enfant qui, par exemple choisit de prendre l’option musique en seconde se verra, s’il continue en première, contraint d’opter pour la case « lettres ». Or l’éducation musicale comme l’éducation plastique impliquent une rigueur technique, voire mathématique plutôt que littéraire. De fait, beaucoup de compositeurs par exemple sont plutôt des matheux et, comme la composition ne nourrit généralement pas son homme, on en trouve un grand nombre dans des métiers d’ingénieurs et de scientifiques.
Une telle division sélective fait peu de cas du fait que l’art depuis toujours a partie liée avec la science et que la représentation du monde donnant lieu à des expressions artistiques, s’inscrit dans des conceptions développées par la recherche scientifique et parfois même les précède par intuition.
Et que dire de la philosophie dont des parties essentielles comme l’épistémologie et la logique sont directement ancrées dans l’ordre des sciences dites exactes?
Que seraient Leibniz et Descartes ou plus récemment Ricœur, Dagognet, Canghilhem ou Fodor, par exemple, sans leur maîtrise d’une pensée scientifique ? Einstein ou Heisenberg pour ne citer qu’eux n’ont-ils pas développé une pensée scientifique inséparable d’une saisie philosophique?
La séparation entre art et sciences, culture et pensée scientifique est donc plus idéologique et politique que réelle. L’école n’est pas la cause mais l’outil de cette idéologie. Et si la culture scientifique et technique est victime d’une forme de préjugé, c’est moins du fait qu’elle est considérée comme un sous-genre de la culture que parce que culturelle, elle apparaît comme une expression bâtarde et « littéraire » de la science.
La culture, en réalité véhicule un préjugé défavorable qui l’inscrit dans l’ordre du non nécessaire, du supplément d’âme ou du loisir. Un lourd héritage dont les politiques culturelles ont du mal à se départir.
Nous subissons encore l’influence de cette vision romantique de la culture qui en fait une matière éthérée, une âme qui planant sur le monde en devient l’expression, « l’esprit ». La culture comme esprit d’un monde, esprit d’un peuple, d’une communauté ou d’un métier est comme un brouillard qui envahit toute chose et en dessine les contours de manière floue sans aucune influence sur elles sinon celle d’en grossir les formes et l’idée qu’on a d’elles.
Les tenants d’une telle vision de la culture sont face au monde dans la situation de spectateurs myopes devant un immense tableau. Chacun de son point de vue rapproché verra avec précision des formes, des matières et des couleurs. Il en deviendra même spécialiste et de sa spécialité il fera une culture dite littéraire, picturale, musicale, chorégraphique, théâtrale, scientifique, technique, urbaine, rurale, nègre, créole etc. Et de ce brouillard rendant floues les formes qu’il perçoit dès qu’il prend du recul, il fera la culture car il ne verra pas avec précision ces lignes de force qui relient et opposent les formes entre elles dans une logique, une structure et une interaction qui interrogent le monde et déterminent un savoir sensible.
Ce n’est pas bien entendu la culture qui est en cause, mais son usage postromantique qui en fait d’abord une dimension de la sensibilité ou des sensibilités sans rattacher cette sensibilité à l’ordre global de la connaissance. Ce qui est en jeu dans la division entre la culture et la science, c’est encore une fois ces fameuses divisions entre la sensibilité et l’intelligence, l’imaginaire et le réel.
Pour échapper à ce brouillard tentaculaire qui provoque tant d’aberrations, il est urgent de considérer enfin que l’homme de lettres autant que l’artiste produisent de la connaissance et que celle-ci n’est pas sans lien direct avec ce monde qui est l’objet de la pensée scientifique.
Alain Foix
Bondy le 16 décembre 2002
*Libération 14 décembre 2002