Sunset boulevard, ce long tapis de bitume qui se déroule majestueusement des hauteurs de Hollywood à l’Océan Pacifique condense tout ce qui se rêve de l’Américan way of life. Luxueuses décapotables et limousines aux vitres fumées comme des Ray ban et allongées comme des marshmallows qui auraient fondu au soleil, y semblent en continuel mouvement entre les studios, le quartier d’affaires de Downtown et les luxueuses demeures de Beverly Hill. Incroyable ce que le cliché a la vie dure. Beverly Hill, Malibu, Santa Barbara, autant de noms qui ont bercé les rêves de midinettes et des ménagères de moins de 50 ans ou plus. C’est le pays de Barbie, de Ken, des muscles, des seins en plastique et de Pamela Anderson aujourd’hui immortalisée sur Internet par ses pratiques buccales données en pâture aux voyeurs du monde entier. Tout ici est à voir et fait pour être vu. Ou plus exactement tout ce qui est vu ici se donne à voir comme tel même en se cachant sous des lunettes noires et des vitres teintées.
Au pays du Governator, le sénateur musclé, les frimeurs sont rois. Curieux comme Malibu n’est rien d’autre qu’une longue bande de sable blanc bordée de maisons, un mythe construit sur l’écume des vagues et le sourire des surfeurs. C’est comme une ville écran, un écran à la réalité. Derrière cet écran, à quelques centaines de mètres de la vague vers l’intérieur des terres, un gigantesque camp militaire où l’on voit des marines à l’entraînement, armés et en treillis. Un peu plus loin, c’est une immense plaine d’’industrie agro-alimentaire ou des armées d’immigrants mexicains s’échinent sous un soleil de plomb. Ce contraste là m’avait déjà sauté aux yeux à Long Beach où à côté des bodybuilders et des vendeurs de compléments alimentaires, on rencontre sur la digue des familles entières de mexicains immigrés et de pauvres qui pêchent à la ligne.
Pas une pêche de loisir, mais bien une pêche alimentaire, de première nécessité. Curieux comme cette misère se fait discrète. Je suis frappé par le silence de ces pêcheurs et par leur regard absent. Curieux comme cette misère se laisse docilement recouvrir par le brillant des corps musclés, des sourires bronzés, des dents détartrées, des cheveux brushés et des doigts manucurés. C’est que le rêve ici est bien plus fort que la réalité. Il y a comme une obstination, une injonction au bonheur. Ce qu’on appelle le rêve américain n’est pas un rêve au sens banal, mais un rêve qui n’a pas de fin, un rêve dont on ne s’éveille pas, puisqu’il est un rêve éveillé. Il recouvre toute la réalité, il la dévore, déréalise.
Tout ici est un jeu. Un jeu de muscles, de tatouages qui font de la peau la toile de ses rêves, de sourires éclatants qui cherchent à forcer le bonheur, de vêtements qui sont autant de travestissements pour une mascarade devenue quotidienne. On joue et on rejoue sa vie et sa vie est un rêve. Ici le cinéma, cette machine à rêves dont parlait Malraux, a pris le pouvoir. Un pouvoir réellement totalitaire dénoncé parfois par le cinéma lui-même comme dans The Truman Show ou dans Matrix. Les héros y ont pour mission de réaliser leur vraie vie en se battant contre la machination de la machine qui leur fait rêver une vie artificielle. Machine devenue bien plus perfectionnée que celle de 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick, puisqu’elle a réussi à prendre possession de l’imaginaire et de la conscience des personnages.
En roulant dans ces paysages de rêves de Los Angeles à Santa Barbara, je me rends compte à quel point les noms de lieux devenus mythes ont envahi par le cinéma la conscience mondiale. Il faudrait faire une topologie du rêve cinématographique. Le cinéma hollywoodien a cette capacité d’inscrire le rêve dans du réel à partir d’un ancrage topographique. De fait les lieux devenant éléments du rêve s’irréalisent et en même temps offrent leur réalité au rêve. Hollywood a battu Platon à plate couture puisque si le monde réel est bien le monde idéel, cet idéel ne peut être saisi que par la représentation et l’imitation de la réalité. Le cauchemar de Socrate. Et si Socrate est un chat selon le fameux syllogisme, il est pris en sandwich entre un chien et un rat. C’est ce que je me suis dit en voyant sur les trottoirs de Santa Barbara cet impossible réalisé, ce rêve américain qui est d’associer les contraires et les antagonismes, les proies et les prédateurs dans une entente parfaite, dans un monde pacifié. Oui, j’ai bien vu un gros chien sur lequel est couché un chat sur lequel s’affale un gros rat. Leur maître, l’homme qui a réussi cet exploit, arborait un grand sourire, ce sourire américain, X large, celui du vainqueur de la réalité.