Galère ! Pas de son. La console en rideau. Il faut en trouver une. La seule disponible est requise pour un autre spectacle. On l’aura à 17 heures, l’heure de la représentation. Mais pas grave, la pièce qui passe avant nous a déjà du retard au montage. On aura bien 15 minutes pour faire la balance du son juste avant que le public entre, si la console marche. Pour l’heure il faut quitter la régie, l’équipe du spectacle qui commence à 13h 30 n’a pas encore fini son montage, et il est midi passé. Leur spectacle dure 2 heures. Royal ! Il nous restera bien 1h 30 à notre tour pour faire la conduite lumière juste avant de tester le son. Cool ! Allez, on va manger. Tout va bien se passer. Je transpire à grosses gouttes. Ce n’est pas qu’il fasse chaud sous ce chapiteau de l’espace théâtre de la fête de l’huma. Je soulève ma casquette pour essuyer mon front d’un revers de la main. Je suis le régisseur de la compagnie Quai des arts. Auteur et régisseur d’occase. Le contrat est trop riquiqui pour s’en payer un vrai, et c’est moi qui m’y colle. Il faut bien honorer le salaire des comédiens.

Je les regarde. Ils restent calmes, concentrés comme des gladiateurs avant l’entrée dans l’arène. Ils ont accepté avec joie de jouer ici malgré le tout petit cachet qu’on leur a proposé, malgré les conditions limites auxquelles ils sont confrontés. Parce que c’est la fête de l’huma, parce que faire du théâtre est aussi un acte militant. Militer ici, c’est rencontrer un public qui ne va pas souvent au théâtre. C’est poser la scène comme l’espace d’un don gratuit, espace d’échange humain, un potlatch au milieu de la foire. Ca vit dehors, ça chante, ça braille, ça hurle de terreur et de plaisir dans les manèges de la fête foraine, ça boit de la bière, et ça se gave de frites et de merguez. Ca sent la joie et le plaisir de se sentir ensemble. C’est jour de fête, c’est la fête de l’humanité, la bien nommée. Je me fais tous les ans cette réflexion en venant dans cette foule joyeuse : « s’il y avait autant de communistes qu’il y avait ici de fêtards, ce parti serait de loin le plus puissant de France. ». Moi-même qui ne suis adhérent d’aucun parti, je viens toujours ici car au-delà des slogans, des discussions politiques, des distributions de tracts, des cartes d’adhésion qui se remplissent quand même et de l’internationale qui se chante à tue-tête, il y a ici quelque chose d’unique, une ferveur populaire, un vrai parfum d’humanité, et tant d’amis. Je m’y plonge avec délectation. Mais cette année, je goute à cette fête différemment car je suis dans l’arène avec les lions, et je présente ma pièce « Pas de prison pour le vent ».

Angela Davis dont le personnage est joué par Sonia Floire, devait être présente ici, car invitée par les organisateurs. Elle m’a fait savoir personnellement par email, cet été, qu’elle ne pourra pas se déplacer. Tant pis. Je sais qu’une bonne partie des gens qui viennent voir cette pièce, viennent pour ce personnage célèbre que j’ai croqué, mis en scène par Antoine Bourseiller. J’espère ne pas les décevoir, mais j’espère surtout qu’ils y découvriront la valeur humaine d’autres personnages réels qui y sont représentés comme Gerty Archimède (jouée par Marie-Noëlle Eusèbe) et Sœur Suzanne (jouée par Mariann Mathéus). Je souhaite également qu’ils trouveront dans cette fiction qui prend en charge des personnages réels, le plaisir d’une poésie théâtrale qui met en jeu par la situation de frottement dramatique entre ces 3 femmes et cet homme (Joachim le jardinier, joué par Alain Aithnard aussi à la guitare) des questions d’humanité et une réflexion sur l’émancipation humaine.
16h déjà ! Le spectacle qui nous précède vient tout juste de se terminer avec un sacré retard. Il ne nous reste qu’une heure pour tout mettre en place (décors, lumière, son). Je cache avec grand-peine ma fébrilité. Le régisseur d’occasion que je suis maîtrise mal toutes les données techniques, et la conduite de la lumière et du son, que je corrige au fur et à mesure, me donne du fil à retordre. 17h ! Impossible de faire entrer le public. Fabien, le régisseur général demande de le faire patienter une demi-heure. Sa console lumière vient d’exploser. Courir chercher un ordinateur et entrer les données à toute vitesse. Voici qu’arrive la console son. Il va falloir faire la conduite et la balance en même temps. 17h 30 ! Impossible de faire attendre le public plus longtemps. Allez, ça ira. On improvisera s’il le faut au cours du jeu. La salle est bourrée à craquer, des gens restent debout. La pression est à son comble. Du calme, souffle, respire. Allez, je donne le top. Noir salle. Son, lumière, premier effet. Ca roule. Marie-Noëlle se lève et donne sa première réplique : « Si ce n’est le vent. Si ce n’est ce vent qui agace et soulève les jupons, Joachim. Si ce n’est ce souffle qui affole et chavire toute une île. » Et là, je réalise l’ampleur du bruit extérieur qui s’engouffre sous le chapiteau, le son d’un concert de rock envahit tout l’espace. C’est le vent qui l’apporte. Je vois, pour la connaître, que

Marie-Noëlle en jouant, prend toute la mesure de cette invasion sonore dans son espace de jeu. Elle hésite un bref instant, tâtonne, se mesure à la force de cet intrus, cherche au fond d’elle toute ses ressources psychiques et physiques. Elle trouve enfin au fond de sa gorge le ton, la bonne mesure, la puissance de sa voix. Ca doit tenir, pendant une heure et quinze minutes. Un combat inégal. Aucun doute là-dessus, ce sera une bataille, un jeu athlétique, celui d’ « athlètes affectifs » comme dit Artaud. La salle est à l’écoute, silencieuse, concentrée sur les mots. Les comédiens tiennent le public. Je suis admiratif autant de mes acteurs que du public car ce n’est pas un texte facile. 7è effet lumière. J’entends un « merde » étouffé proféré par Fabien qui me fait comprendre que l’ordinateur vient de « buger. ». « Il faut le redémarrer, est-ce qu’on a le temps avant le prochain effet ? » me demande-t-il ? Je lui montre la conduite : « ça devrait aller, il y a encore quelques répliques ». Jamais le temps qu’un ordinateur redémarre ne m’a semblé si long. C’était moins une. Il s’est remis en marche juste avant la catastrophe. Le public n’a vu que du feu. Mais patatras, voilà que c’est l’ampli de la guitare d’Alain qui vient de rendre l’âme. Au lieu d’un puissant riff accompagnant le « F.BI ! Estes vous Angela Davis ? Etes-vous bien Angela Davis ? Are you really Angela Davis ? » C’est un pauvre grattement de cordes sèches qui passe. Tant pis, il s’en est sorti quand même. 9è effet. La console lumière ne veut plus répondre et c’est en pleine lumière qu’Alain joue l’entrée de l’homme soûl alors que ce devait être dans une nuit bleutée.

Allez, on enchaîne. Les comédiens sont des pros, ils s’adaptent. Je dégouline. Vivement que ça finisse. Il ne faut à aucun prix rater le dernier effet son et lumière. A la régie, la tension est à son comble, les deux régisseurs de part et d’autre attendent mes tops avec une fébrilité palpable. Top ! Son, lumière… noir… lumière. Et d’un seul coup, une vague, une explosion. Les spectateurs sont debout, « standing ovation ». Je vois les comédiens sonnés, k.o. debout, tels des poids-lourds au bout du 15è round. Rappels sur rappels. Je les rejoints sur scène pour les soutenir, les embrasser, les féliciter, féliciter ce public qui a toute mon admiration et saluer l’exploit de ces deux régisseurs qui ont réalisé l’impossible dans cette situation extrême pour une pièce dont la nature est d’être intimiste.
Je reçois un email ce matin de la part de Marie-Noëlle Eusèbe qui me dit ceci : « J’étais épuisée après cette représentation qui demeurera dans les annales. Standing ovation, spectateurs enthousiastes après une représentation si désagréable …L’essentiel est bien que le public soit ravi et qu’il ait éprouvé de l’émotion. Ainsi va la loi du théâtre au delà de tout ego inutile. »
Il n’y a plus rien à ajouter.