Un beau visage de France

Docteur André Robert
Docteur André Robert

Ce jeune homme au visage si doux était le grand-père de mes enfants. Ce n’était pas Jean Marais, mais on l’arrêtait dans la rue pour lui demander un autographe. Du cinéma il ne connaissait guère que le Studio des Ursulines dont il était le caissier pendant ses études de médecine. Il connaissait peu le théâtre sinon autrefois par la télévision et un peu aussi par moi. La danse, il la connaissait par force, par les petits pas de rats au-dessus de son cabinet. Il avait épousé une danseuse et sa fille l’était aussi. Son épouse avait ouvert un cours de danse moderne au dernier étage de sa grande maison de banlieue, un peu comme Ferdinand Céline et son épouse, sans le racisme et l’antisémitisme du médecin-écrivain, mais sans le talent littéraire non plus. Pas un artiste, mais un médecin généraliste dans une commune de banlieue. Une vie simple et ordinaire, né à Bondy, officiant à Bondy, mort à Bondy. Son cabinet dans sa maison de meulière coincée entre la trésorerie générale et le cimetière communal était le sujet d’une de mes taquineries : « On va payer ses impôts à la trésorerie générale, on déprime, on va se faire soigner chez le Docteur Robert, et on finit au cimetière. Ce trottoir de l’avenue Henri Barbusse est le chemin de la vie, n’est-ce pas, Herr Doktor ?» Je l’appelais ainsi pour souligner ironiquement ses yeux bleus et sa bonne tête de fils de Lorrain. Son sens affiné de l’humour nous rapprochait même lorsqu’entre nous il devenait grinçant.

Quand il me vit fréquenter sa fille, il m’invita en tête à tête à partager un saucisson et un verre de bon vin. Jeune homme descendant des quartiers déshérités de Bondy Nord, j’étais impressionné par ce géant aux yeux bleus et francs, notable du centre ville. Il me questionna sur ma famille, sur la Guadeloupe, sur mes études, et sur mes loisirs. Lorsqu’il apprit que j’étais un fervent praticien du jeu de ballon ovale, il se leva pour clore l’entretien et me dit simplement d’un ton définitif : « Alors, je n’ai qu’une chose à vous dire, jeune homme, et je tiens à ce que vous vous en souveniez : ma fille n’est pas un ballon de rugby. » Je m’en suis souvenu. Cet homme souriant et convivial, libre d’esprit et de préjugés ne plaisantait pas sur l’essentiel. Peu lui importait que je sois des quartiers pauvres ou que je sois Guadeloupéen et noir dès lors que je prenais soin de sa fille. Peu lui importait mes origines, c’est l’homme, l’individu en moi qu’il avait pour ainsi dire ausculté.

Un jour il me fit descendre dans sa cave, une vraie caverne d’Ali Baba, pleine de bon vin et de souvenirs d’Afrique du Nord où il allait souvent après que la guerre d’Algérie l’ait rendu amoureux des pays du Maghreb. Il avait appris quelques rudiments d’arabe pour parler à sa nombreuse clientèle maghrébine qui en restait baba. Il sortit de son cellier quelques bouteilles couvertes de poussière, les épousseta et me montra leur étiquette. Elles étaient de l’année 1928. Il me dit alors : « Ce sera pour le mariage. » Le mariage, il l’attendit, mais sans mot dire. Lorsqu’il se rendit à l’évidence que cela ne viendrait jamais, il remonta une de ces bouteilles et il nous dit : « Alors, on la boit quand même. »

Cet homme était la tolérance faite homme. Il respectait l’individu, ses croyances, ses opinions. Pas un idéologue, pas un théoricien, mais un humaniste. Sa philosophie tenait en quelques mots qu’il répétait souvent : « Ne jamais vouloir faire le bonheur des gens contre leur volonté. » Une phrase qui exclut de fait tout totalitarisme. Il avait ses opinions, mais jamais ne les délivrait, sinon parfois en quelques mots durs envers un leader d’extrême droite. Mais il s’engageait dans la vie, dans son travail, toujours disponible, prêt à aider les plus démunis. Ceux-là, drogués, miséreux ou tsiganes, venaient en nombre à sa consultation. Peu le payaient, certains même piochaient l’argent dans un tiroir qu’il laissait ouvert avec insouciance. Il ne leur en voulait pas, même si, pris la main dans le sac, il aurait collé le coupable au plafond avec sa force herculéenne. Il ne plaisantait pas avec l’honnêteté mais comprenait la misère.

Sa table restait toujours ouverte à quiconque, ami ou inconnu qui passait par chez lui. Cet être convivial était amoureux de la vie. La vie qui exultait sous toutes ses formes dans ce pavillon de banlieue où les enfants turbulents et en collants croisaient dans l’escalier ses patients de tous âges et de toute condition. C’est cet amour de la vie qui l’a conduit un beau jour à prendre la tête des médecins de son département pour défendre la loi Weil en faveur de l’interruption de grossesse. Pas un littéraire mais un homme de parole dans tous les sens du terme qui, dès lors qu’il élevait la voix faisait silence autour de lui. Mais il savait se taire car il connaissait le prix des mots.

Le baiser de l'hôtel de ville
Doisneau: Le baiser de l

Dans son salon, au-dessus de la grande table, une photo de Doisneau : « Le baiser de l’hôtel de ville ». Tout le monde pensait qu’il était ce garçon pris en flagrant délit d’étreinte amoureuse. Il souriait et laissait dire laissant planer le doute. Si ce n’était lui, c’était donc son frère, même s’il était enfant unique. Je ne sais pas la vérité, mais ce moment arrêté, cette beauté saisie dans un moment d’éternité, c’est ce que je garde de lui, de ce grand-père aux cheveux blancs, aux rides caressées par ses petits enfants métis. Cet homme ordinaire, figure du héros ordinaire reflète pour moi toute la beauté de ce pays de France. Des hommes comme lui ne sont pas si nombreux, mais ils sont essentiels. Au sein du peuple, dans leur simplicité, par la force du bon sens, ils nous empêchent de glisser vers le bas.

Il s’est effacé hier matin avec sa discrétion et sa modestie habituelles dans la pâleur pluvieuse de l’aurore. Je ne puis m’empêcher de penser que c’était juste le lendemain de la dernière de ma pièce « Le ciel est vide ». Comme si, ultime délicatesse, il avait attendu que le rideau s’abaisse pour nous tirer sa révérence. Rarement mon ciel ne fut si vide que depuis hier matin où cet homme là quitta si discrètement la scène de ma vie.

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