Ma promesse de l’aube

plage de Big Sur
plage de Big Sur

Il est des livres qui vous hantent à votre insu. Je devais avoir 12 ans lorsque, prenant sa reliure de carton pour du cuir doré, je me saisis d’un des Reader’s Digest que ma mère lisait à l’hôpital pendant ses longues nuits d’aide-soignante. Que n’ai-je entendu sur ces ouvrages calibrés pour la digestion légère d’une littérature jetée en pâture au plus grand nombre. Certes, il n’y a pas que du bon, loin de là, dans ces recueils, et il est vrai qu’à l’instar du fameux Lagarde et Michard, ils peuvent, par l’aperçu livré à la lecture, donner le sentiment de connaissance, une docte ignorance. Mais j’ai toujours tenu le mépris affiché pour ce type d’ouvrages, pour l’expression hautaine de ceux qui sont nés dans la bibliothèque de leurs parents. Ceux-là mêmes aimeraient sans doute aujourd’hui que leur fils ou petit-fils daignât sortir un instant le nez de son ordinateur ou de l’écran de son portable pour le plonger ne serait-ce qu’un moment dans un de ces ouvrages. Las, le Reader’s Digest a subi de plein fouet la crise qui frappe l’édition et la presse écrite, et a posé le bilan en 2008.

Cet après-midi là qui pleuvait l’ennui à seaux versés sur la cité HLM de Bondy-Nord où je vivais, j’ouvris ce livre, calé chaudement sur l’oreiller,   sur un extrait de La promesse de l’aube de Romain Gary. A peine le titre lu, je me sentis emporté dans les profondeurs d’une poésie nouvelle. Mes lectures se bornaient habituellement à Jules Verne, Le Club des cinq ou Bob Morane. Avec cet extrait, j’entrais dans la grande eau de la littérature, et j’en avais pleinement conscience. Ce que je ressentis à la fin de ce grand moment de lecture,  ne fut pas la petite frustration causée par le mot à suivre au terme d’un feuilleton, mais une faim immense qui me prit à l’estomac. Ce livre, j’allais le lire un jour, le dévorer en entier, je me l’étais promis. Il m’ouvrait une immense perspective sur le monde. Les années ont passé, par dizaines, et récemment, au milieu d’un tas de livres épars, je tombe sur lui. J’avais lu maints ouvrages de Romain Gary et de son pseudonyme Emile Ajar, et j’ai une grande admiration pour cet auteur. Mais sans doute par un des effets pervers du Reader’s Digest, j’avais, par le travail du temps et de l’oubli, l’impression d’avoir lu ce récit jusqu’à son terme, et j’en ai oublié ma « promesse de l’aube », celle du petit lecteur qui deviendra un jour, dans l’emmêlement de ses chemins de vie, un écrivain. Et peut-être le suis-je devenu un peu à cause de cette lecture du Reader’s Digest.

Je ressentis immédiatement au milieu de ces pages le même sentiment d’immensité qui m’avait saisi à l’aube de mon adolescence. Mais cette fois-ci, avec un air de familiarité. Immédiatement projeté sur une plage de Big Sur, Californie, je retrouvais une baie que j’arpentais il y a tout juste un an sur les traces de Steinbeck, Miller, Faulkner, Stevenson, Fante ou Kerouac, recevant de plein fouet la puissance frémissante de l’océan Pacifique. Elle s’écrivait sur la page vierge de sable blanc toujours recommencée, ouverte sur l’infini comme un cahier de poésie. C’est en écrivain que je captais alors toute la puissance de ce lieu littéralement enivrant. Mais le lecteur que je suis, emporté par les mots de Romain Gary au milieu des phoques et des oiseaux marins, revivait son enfance attachée à celle de cet auteur dans les reflets dorés d’un crépuscule fermant en la reliure de l’horizon le grand livre du monde sur nos existences si différentes, si lointaines et si proches.

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