Simone et André Schwartz-Bart contre la pluie et le vent

Simone Schwartz-Bart lors d'un dîner au Maud'huy (Guadeloupe). Photo A.F.
Simone Schwartz-Bart lors d'un dîner au Maud'huy (Guadeloupe). Photo A.F.

A l’heure où Bernard Bloch reprend les répétitions de notre pièce le « Ciel est vide » (qui sera jouée en novembre et décembre à la Filature de Mulhouse et au TJP de Strasbourg), pièce qui dénonce les bêtises identitaires et communautaristes en confrontant sur une même scène Shylock et Othello, je lis cet article ci-dessous, sur le magnifique couple d’écrivains que furent Simone et André Schwartz-Bart. Tous deux ont eu à lutter à la fois contre la bêtise identitaire de leur « communauté » respective et contre celle de leur conjoint.

J’ai rencontré Simone Schwartz-Bart pour la première fois en 1986 en Guadeloupe alors que j’étais un jeune réalisateur de documentaires. Je l’avais filmée dans sa boutique d’antiquités à Pointe-à-Pitre, se balançant nonchalamment sur un rocking chair. Je me souviens du calme souverain de cette dame dont la parole coulait comme une rivière de sous-bois. J’étais ému et admiratif de l’auteure de Pluie et Vent sur Télumée Miracle, livre d’une incroyable puissance poétique. Elle me parlait de sa maison à Goyave, de la campagne environnante et de son admiration pour les scieurs de long travaillant dans cette région. J’étais loin d’imaginer son combat quotidien contre la bêtise politique et populiste qui amenait certains nationalistes à rejeter ou soutenir les artistes, écrivains et penseurs selon leur supposée appartenance ethnique. Deux ans plus tard, je fus nommé directeur de la scène nationale de la Guadeloupe. Sa pièce, Ton beau capitaine, produite par ce théatre était jouée à Chaillot tandis que j’étais confronté à ce monstre de bêtise identitaire que je n’avais pu soupçonner derrière le calme souverain de cette gracieuse guerrière des stupidités communautaires. Je n’étais pas alors écrivain ou artiste, ou du moins, je ne m’identifiais pas comme tel, juste le directeur d’un théâtre qui entendait faire son travail de manière consciencieuse en direction du public, le vrai, pas de cette frange d’idéologues et d’artistes frustrés qui faisaient entendre leur voix aux politiques complaisants jusque de l’autre côté de l’océan. Le combat était inégal. La simple honnêteté du travail bien fait, le simple souci de vérité et d’authenticité ne peuvent rien contre la mauvaise foi politique. L’art et la création artistique, la culture en son acception la plus haute étaient battus en brèche par une certaine idée de la culture comme identité ethnique. Je jetai l’éponge au bout de 3 ans de combats  au cours desquels je comptabilisais de belles victoires en présentant à un public nombreux et conquis de belles oeuvres de la création mondiale. Je ne désirais pas céder sur le terrain de l’exigence artistique au profit de l’idéologie. C’est pour cela que je quittai ce poste lorsque j’ai compris que je ne gagnerais pas cette guerre. Si à l’époque j’étais artiste ou écrivain peut-être que comme André et Simone Schwartz-Bart, j’aurais trouvé en moi-même et en mon oeuvre matière à continuer ce combat. Et c’est à cette aune que je mesure le courage de ces artistes qui tiennent bon contre vents et marées. Mais hélas, comme il est dit dans cet article, ils finissent par s’exiler au moins un moment pour parfois revenir comme ce fut le cas pour Simone et André, ou partir de façon définitive comme ce fut le cas récemment pour Maryse Condé. Je continue à regarder ma Guadeloupe natale et tant aimée comme la terre d’un immense gâchis où tant de potentialités sont étouffées par les fautes politiques de quelques uns.

Juste retour des choses

PORTRAIT

Simone Schwarz-Bart. Elle est noire des Antilles, il était juif de Pologne. Ils ont croisé leur écriture pour mêler douleurs et cultures.

Par NATALIE LEVISALLES

·

Simone passe le bac dans un mois, mais elle a perdu sa convocation, elle perd toujours tout. La voilà rue du Cardinal-Lemoine à Paris, qui cherche le rectorat pour en demander une copie. Un jeune homme l’aborde en créole, il l’accompagne au rectorat, ils parlent, ils s’asseyent dans un café. A eux deux, ils ont un franc, le café coûte 45 centimes, ils en commandent deux qu’ils ne boivent pas pour pouvoir rester tout l’après-midi. Simone rentre très tard chez sa mère. Interrogatoire en règle. «- D’où tu viens ? – J’ai rencontré un jeune homme, nous avons bavardé jusqu’à présent. – Il est antillais pour que tu lui fasses pareille confiance ? – Non, il m’a abordée en créole, mais il est juif. – Ma pauvre enfant, il n’y a plus de juifs, c’est le peuple de la Bible. Et que fait-il dans la vie ? – Ecrivain. – Un jour, on va te retrouver morte au bois de Boulogne, il n’y a plus d’écrivains depuis le XIXe siècle.»

Simone Brumant venait de rencontrer André Schwarz-Bart, le jour même où il avait déposé au Seuil le manuscrit du Dernier des Justes, un des premiers romans sur la Shoah, qui allait lui apporter le prix Goncourt en 1959.

Cinquante ans plus tard, trois ans après la mort d’André, Simone, sa femme, écrivain elle aussi, fait publier un inédit, l’Etoile du matin,qui reprend certains thèmes du Dernier des Justes, la magie de l’enfance, les shtetls de Pologne et l’extermination des Juifs. Qu’elle soit guadeloupéenne et lui juif polonais n’est pas anecdotique, c’est au centre de leurs livres et de leur histoire. Simone vit aujourd’hui entre sa maison de Goyave en Guadeloupe et son pied-à-terre parisien. Cette femme qui a deux fils et quatre petits-enfants a une silhouette et une vivacité de jeune fille. Légère et solide, elle sert un café italien dans son appartement de Chinatown, là où les marchands de fruits vendent surtout du gingembre et des durians et où, tous les matins, de vieux Chinois qui mourront en France s’installent sur un banc pour prendre le soleil.

La grand-mère paternelle de Simone était une négresse de Saint-Martin qui parlait anglais et créole. Elle était entrée au service d’un négociant en vins (bordelais mais né en Guadeloupe) tombé amoureux d’elle au point de l’épouser. «Les Békés le lui ont fait payer, il a dû laisser son affaire. Ils sont partis à l’îlet Brumant, dans la rade de Pointe-à-Pitre, pour se préserver de l’imbécillité des deux communautés, les Noirs non plus n’étaient pas prêts à accepter ça.»Plus tard, ils se sont installés à Goyave, à l’époque une commune déshéritée où venaient se réfugier les Blancs gâchés, ces déclassés qui «s’étaient mis à la négresse ou à l’Indienne». Ils auront quatre enfants, dont le père de Simone, militaire de carrière. La mère de Simone était institutrice à Trois-Rivières, «tellement soucieuse de tirerses élèves du joug de la canne à sucre». Dans la petite salle à manger familiale, il y avait un énorme tableau noir, la mère faisait rattraper les enfants qui manquaient parce qu’il fallait aller au charbon ou soigner les bêtes.

André, lui, venait d’une modeste famille de juifs polonais installés à Metz. Ses parents et deux de ses frères sont morts déportés. Restaient deux frères dont il s’est occupé et une petite sœur qu’il a sauvée en la cachant dans une salle de cinéma où ils ont regardéGoupi mains rouges en boucle. Il l’a ensuite cachée dans un grand manteau et posée dans le filet à bagages d’un train qui partait en zone libre.

Quand Simone et André se sont rencontrés, ils ne se sont plus quittés. Simone fréquente les amis d’André, anars, artistes, disciples de Lévi-Strauss. Elle est fascinée par les «âpres critiques des Juifs contre les Juifs. Et pourtant un lien fort les unissait, ça m’a appris à questionner ma propre communauté».

Après le Goncourt, blessé par l’accueil mêlé rencontré en France, en particulier parmi les Juifs dont certains lui reprochent le côté christique de son héros, André veut s’éloigner. Ils partent au Sénégal puis en Suisse où ils resteront dix ans et écriront beaucoup. D’abord, ensemble, Un Plat de porc aux bananes vertes (1967). Puis lui se met à la Mulâtresse Solitude, elle à Ti Jean l’horizon et à Pluie et vent sur Télumée miracle, qui seront achevés plus tard en Guadeloupe. Simone écrira encore une pièce, Ton beau capitaine(1987) et ils feront ensemble une encyclopédie, Hommage à la femme noire (1989). C’est tout.

Quand André publie la Mulâtresse Solitude, le grand roman de la résistance à l’esclavage, il déclenche encore une fois des réactions mêlées, chez les Noirs cette fois. Simone lit ce passage d’une lettre de Léopold Senghor à André : «Je crois savoir que vous avez du sang juif. Et en effet, seul un Juif pouvait nous sentir à ce point, pouvait être à notre niveau de souffrance et de puissance imaginante : de force et de tendresse en même temps.»Mais tout le monde n’est pas Senghor.

En Guadeloupe, les années 70 sont des années de nationalisme radical. «Les Noirs ne lui reconnaissaient pas le droit de parler en leur nom»,dit Simone. D’autres décrivent le climat de l’époque : la seule musique politiquement juste est le gwo ka (populaire et paysan) pas la biguine (bourgeoise et urbaine). La seule langue identitaire est le créole, pas le français, langue de l’aliénation. En 1986 encore, l’écrivain Raphaël Confiant écrivait : «Je somme les écrivains antillais de cesser la désertion de leur langue maternelle.»Pendant plus de vingt ans, l’ambiance est irrespirable. Maryse Condé, autre Guadeloupéenne, part pour continuer à écrire. La Mulâtresse Solitude (1972) d’André et Pluieet vent… (1979) de Simone sortent dans cette période. Pour certains, il est insupportable qu’un Blanc écrive le grand livre de la résistance à l’esclavage. Quant au succès de Pluie et vent… en métropole, il est suspect pour les indépendantistes. Certains se souviennent du quasi-procès politique dont Simone est sortie en pleurant.Contrairement à Maryse Condé, André et Simone sont restés en Guadeloupe, ils n’ont plus jamais publié. Simone passe la main sur la nappe, pensive.«Certains ont même nié qu’il ait écrit Solitude. Il ne fallait pas qu’il soit dit que ce petit juif avait fait ce travail-là. Ça a changé maintenant.» Inutile de dire qu’elle n’est pas dans la concurrence des mémoires.

Dans les années qui suivent, ils ouvrent une boutique d’antiquités coloniales, puis Simone tient une table d’hôte dans sa maison de l’îlet Brumant. C’est bon, pas cher, joyeux, certains jours on y joue du gwo ka. Simone n’écrit plus une ligne. André écrit tout le temps, des milliers de pages, qu’il détruit toutes, ou presque. Après sa mort, en triant ses papiers dans la maison blanche de Goyave, Simone retrouve le manuscrit de l’Etoile du matin«Ces personnages qu’il portait, c’est comme s’il me les avait confiés et que je les portais comme lui a porté mon monde. Il m’a restitué cette ignominie de l’esclavage à laquelle je ne voulais pas m’atteler, pour me préserver. C’est un cadeau qu’il m’a fait. Et un cadeau double, car en éditant ce manuscrit, j’ai repris le goût d’écrire.»

En 5 dates

1er août 1938

Naissance en Charente.

1967

Un Plat de porc aux bananes vertes (avec André Schwarz-Bart).

1989 Hommage à la femme noire

(avec André).

20 septembre 2006

Mort d’André.

2009

Fait publier l’Etoile du matin d’André.

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