Claude Lévi-Strauss est mort. Il avait cent ans et il emporte avec lui tout un siècle d’intelligence. Il s’était tu depuis longtemps, laissant parler et babiller le monde, ce qu’il en reste. Il avait dit ce qu’il avait à dire et la musique, cette musique qu’il aimait tant, disait la suite. Il est mort comme meurent les civilisations, comme meurent peu à peu les peuples qu’ils nous a racontés (et dont il a suivi, avec une calme résignation, la lente agonie): en laissant le monde muet et comme hébété devant l’immense trou noir, cette entropie irrémédiable qui nous dévore à petit feu. Il nous a raconté ce que ces peuples avaient à nous léguer, c’est à dire la beauté, l’homme en son éternité, en sa structure profonde, en son refus de la bestialité. Il nous a dit la culture non comme opposition absolue, mais relative à la nature, comme transcendance, comme sublimation et comme travail. Travail sur la nature et dessin sur le monde pour en tirer quelque dessein. J’ai pris le bateau de l’ethnologie alors qu’il l’avait abandonné depuis longtemps comme triste épave rêvant encore dans les vagues du temps des derniers grands voyages. Je suis monté sur ce bateau qui coulait par le fond à la recherche de l’homme. Mais sur ce pont, à l’université, je fus reçu froidement par la glace de ces mots jetés sur un ton sans appel: « l’ethnologie c’est terminé ». Je ne fus pas saisi, pas plus que lorsque quelque temps auparavant, mettant le pied sur le bateau philosophie, je fus reçu par un étonnant professeur qui m’asséna: « tout est dit ». Mais il y avait Jankélévitch, mais il y avait Lévi-Strauss et tous ces grands penseurs qui me furent contemporains et qui m’apprenaient la grâce, le je-ne-sais-quoi toujours indécidé qui fait que le monde pas plus que l’art ou la pensée ne sont jamais clos. Qu’il y a toujours du jeu, et le jeu c’est l’homme. Tant qu’il y a du jeu il y a de la pensée, et tant qu’il y a de la pensée, il y a de l’avenir. Ils m’ont transmis cette attitude permanente de toujours chercher la faille du rideau d’eau ou de fumée qui veut faire de l’univers infini un monde clos. Claude Lévi-Strauss comme tous les grands penseurs ne peuvent vraiment mourir car ils nourrissent notre pensée et notre coeur. Le vrai tombeau des morts disait Cocteau, c’est le coeur des vivants.
En hommage à Claude Lévi-Strauss, voici un passage de mon livre Ta mémoire, petit monde (Ed. Gallimard, 2005) que je lui ai dédié:
Je me voyais petit monde au milieu des grands mondes dans l’eau du monde entier et fus assailli d’une soif immense de connaissance. Je voulais savoir l’homme.
Perdu dans sa clairière native au milieu des taillis, cet homme me souriait sur la jaquette d’un livre beau et imposant qui ne cessait depuis longtemps d’alimenter mes rêveries. Je le prenais souvent en mains et le feuilletais sans lire. Sur cette couverture, un jeune Indien aux tatouages mystérieux. A l’intérieur, des êtres magnifiques au sourire calme et imposant qui me faisaient penser à ma douce Tata. De grands chapitres en lettres capitales, ces noms étonnants : Tupi-kawahib, Nambikwara, Bororo, Caduveo, et ce mot qui m’emportait très loin : « le retour ». Tristes Tropiques, ce titre me transportait, dans une onde nostalgique, vers mon enfance. Je revoyais la pluie sur sa tôle ondulée, les flamboyants tout dénudés de fleurs, le morne échangé en rivière, le balancement des cocotiers dans l’or du crépuscule et la biguine dont la gaîté est tissée de tristesse. Tristes Tropiques de Lévi-Strauss, dans la collection « Terre Humaine », disait quelque chose de mon enfance. Mais je commençais à percevoir que cette enfance se mêlait d’autres enfances et que ce livre tenait toutes les enfances. Ce livre soutenait le ciel d’une utopie, d’une île, d’une île monde, d’un pays toutouni, du pays de l’enfant.
Alors je lus Tristes Tropiques. Un livre qui s’ouvre par « La fin des voyages », et proclame d’entrée : « Je hais les voyages et les explorateurs ». Un livre pourtant qui m’a fait voyager comme jamais ne voyagerai. Un livre qui se clôt sur la pose du chat au sourire songeur que nous comprenons sans le savoir « en deçà de la pensée et au-delà de la société », au-delà du miroir.
Je marchais de plain-pied sur la terre sauvage. J’avais glissé imperceptiblement de l’animal à l’homme par l’œuvre d’un petit pont, ce petit « n » reliant l’éthologie à l’ethnologie.
Je partais avec Lévi-Strauss dans le transatlantique qui ramenait au pays, à Fort-de-France et Pointe-à-Pitre. Puis pagayant dans sa pirogue à l’embouchure de l’Orénoque, je remontais le rio Pimenta-Bueno, passais un rapide sur le Gi-Parana et nous campions au bord du Machado avec les Tupi-Kawahib. Les Kawahib, pour moi, étaient les cousins proches des Caraïbes de Vieux-Habitants. Nous étions en famille. Je retournais à la source même, la fontaine du temps.
Oui, c’était décidé. Je resterais auprès de Lévi Strauss. Je suivrais son chemin, car c’était aussi le mien. Je suivrais son parcours qui monte à la philosophie pour redescendre au creux sombre des vallées humaines.
Magnifique, ce texte ! Merci. J’aurais voulu écrire avec la même émotion, à propos de ce génie silencieux et mélancolique qui a aussi nourri ma jeunesse (j’ai fait des études d’anthropologie, pendent… quelque mois : c’était l’année 1973 au Chili…évidement ça n’a pas duré. Après, c’est la philosophie qui m’a donné assile).
Comment peut-on se procurer votre « Ta mémoire petit monde » ?
Daniel
Merci, Daniel, pour ce commentaire chaleureux. Effectivement, l’année 1973 au Chili n’était pas la bonne pour entamer des études. La philosophie est une bonne terre d’asile. D’asile désaliéné si vous me permettez ce jeu de mots facile. En France la tradition voulait qu’on fît d’abord des études de philosophie avant d’entrer en anthropologie, à l’instar d’ailleurs de Lévi-Strauss. L’anthropologie ne commençait qu’en deuxième cycle. C’est donc ce que je fis. Mais la philosophie fut pour moi une maîtresse jalouse et je n’ai pas terminé mon doctorat d’anthropologie pour me réfugier de nouveau en son sein. Cela dit je suis un peu infidèle, et comme chantait Joséphine Baker, j’ai deux amours. Concernant Ta mémoire petit monde, il est publié chez Gallimard, collection Haute-Enfance, 2005. Vous pouvez normalement vous le procurer dans toute bonne librairie ou à la FNAC. Etes-vous à Paris ou êtes vous retourné au Chili?
Merci pour cet article et pour cette relecture du si beau roman qu’est « Ta mémoire petit monde ».
Magnifique, ce texte ! Merci. J’aurais voulu écrire avec la même émotion, à propos de ce génie silencieux et mélancolique qui a aussi nourri ma jeunesse (j’ai fait des études d’anthropologie, pendent… quelque mois : c’était l’année 1973 au Chili…évidement ça n’a pas duré. Après, c’est la philosophie qui m’a donné assile).
Comment peut-on se procurer votre « Ta mémoire petit monde » ?
Daniel
Merci, Daniel, pour ce commentaire chaleureux. Effectivement, l’année 1973 au Chili n’était pas la bonne pour entamer des études. La philosophie est une bonne terre d’asile. D’asile désaliéné si vous me permettez ce jeu de mots facile. En France la tradition voulait qu’on fît d’abord des études de philosophie avant d’entrer en anthropologie, à l’instar d’ailleurs de Lévi-Strauss. L’anthropologie ne commençait qu’en deuxième cycle. C’est donc ce que je fis. Mais la philosophie fut pour moi une maîtresse jalouse et je n’ai pas terminé mon doctorat d’anthropologie pour me réfugier de nouveau en son sein. Cela dit je suis un peu infidèle, et comme chantait Joséphine Baker, j’ai deux amours. Concernant Ta mémoire petit monde, il est publié chez Gallimard, collection Haute-Enfance, 2005. Vous pouvez normalement vous le procurer dans toute bonne librairie ou à la FNAC. Etes-vous à Paris ou êtes vous retourné au Chili?
Oui, il n’y a pas de dernier mot.