Ce week-end, Bernard Bloch reprenait ma pièce Le ciel est vide à la Filature de Mulhouse dans une salle pleine à craquer. Je ne l’avais pas vue depuis un an, et je dois dire le plaisir, la distance aidant, que j’ai pris en recevant comme un don cette formidable interprétation des comédiens, véritables athlètes affectifs comme disait Artaud, qui se donnaient tout entier sur scène. Ils me confièrent après la représentation qu’ils se sentaient complètement vidés comme s’ils venaient de courir un marathon. Je le comprends aisément. La mise en scène de Bernard Bloch a bougé, a pris une certaine maturité, allant au plus loin de l’interprétation qu’il a de cette pièce. Cette interprétation qui, de par l’esthétique de ce metteur en scène, s’inscrit dans la part sombre de ce texte et va fouiller au plus profond. Je dois dire qu’elle me touche profondément, car sans céder à aucune facilité, il lève une sourde émotion qui jamais ne vous lache dans le continuum d’un développement taillé dans une rigueur proprement ascétique. Le type d’émotion que je ressens en écoutant notamment le Lontano de Ligeti. Bernard est un chercheur de perles qui va au plus profond à la limite de sa respiration. Qui plonge et qui replonge sans cesse avec obstination. Son expression samedi soir après la représentation, un peu fermée, très concentrée, disait qu’il était encore loin d’être satisfait du résultat, qu’il cherchait encore, un an plus tard, cette perle là, encore au bout des doigts qu’il n’avait pas encore saisie à pleines mains. Une perle noire. De fait, il convoqua les comédiens pour l’après-midi suivante afin de faire un raccord, comme il se dit dans le jargon du théâtre. Je ne suis pas le genre d’auteur qui, à l’instar de Jean Genêt face au metteur en scène Roger Blin, impose sa vision du texte. Je veux comme disait Jean Cocteau, être étonné. « Etonne-moi », est le mot d’ordre tacite que je passe au metteur en scène. Autrement dit, fais moi voir ce que tu vois et que je n’avais pas vu dans mon propre texte. En cela Bernard m’étonne, et je reste spectateur devant sa mise en scène. Il s’est lui-même beaucoup étonné, puisque, prenant à bras le corps cette pièce de théâtre qui impose dans la construction scénique un rapport opératique entre le texte parlé, la musique et l’image, il s’est lancé dans un processus de mise en scène qu’il n’avait jamais auparavant mis en œuvre, allant même par la présence obsédante de l’image et de la musique, plus loin qu’il n’était indiqué dans les didascalies. J’en profite pour saluer ici le remarquable travail cinématographique de Dominique Aru, qui dans la douceur, la complicité et la ténacité, a apporté à Bernard Bloch dans leur collaboration artistique sa vision d’artiste de l’image accompagnant le texte et la musique dans la particularité d’une scénographie de théâtre. Chose éminemment délicate et complexe. Oui, j’étais content de les retrouver tous, en même temps que cette pièce. Oui, je suis heureux de cette interprétation, même si comme Bernard et comme artiste, je sais qu’une œuvre n’est jamais terminée, qu’il faut la pousser toujours et encore dans ses retranchements. L’insatisfaction n’est pas antinomique du plaisir. Sans doute, en tant qu’auteur de cette pièce, et peut-être parce que je suis créole et baroque, homme de l’Ouest et non pas Alsacien comme Bernard, pétri dans la culture des bords du Rhin, j’aurais fait valoir une autre lecture faisant jouer sa part d’humour désespéré se mêlant au tragique, le rire de Silène qui se déploie dans le blues ou certaines biguines, cette part africaine de la musique qui faisait que Nietzsche préféra Bizet à Wagner. Mais Bernard préfère la rive orientale du Rhin, là où les ombres sont plus sombres. Et pourquoi pas? Cela me convient.
Je reviendrai samedi prochain à Strasbourg, le 5 décembre, voir la dernière, j’espère provisoire, de cette pièce. Je sais que par l’obstination de ce « chercheur de traces », elle aura encore bougé pour mon plus grand plaisir et, j’espère aussi pour celui de la compagnie et des spectateurs.
Post-scriptum: ce vendredi 4 décembre, je reçois ce sms de Bernard: La représentation de ce soir a été la plus gracieuse de toutes. J’ai entendu ton texte comme jamais. A samedi. BB