Karl Marx Ville

Voilà que se termine pour moi ce joli mois de m… pluvieux et venteux, gai comme un après-midi de toussaint, dans le train poussif qui me ramène à Dresde au rythme d’un sénateur en provenance de Chemnitz. Chemnitz anciennement dénommée Karl Marx Stadt (Karl Marx Ville), ville de l’ex RDA dans laquelle se produit un charmant festival de théâtre. L’arrivée à Chemnitz en plein début d’après midi est saisissante. Personne dans la rue, de vastes places et d’immenses avenues vides. Cà et là un vieillard trottinant, courbé sous le poids du passé, un chien errant et pensif perdu sans son mur, qui ne sait où pisser, un punk blond dont la coupe d’iroquois coupe le crâne en deux hémisphères, soleil triste cherchant son horizon d’Est en Ouest et en quête d’un futur après la mort du futur. Au centre de la ville, un buste monumental de Karl Marx, seule présence qui s’affirme vraiment, une fierté verticale derrière laquelle est gravé en français dans le marbre : « prolétaires de tous pays, unissez vous ».

Au-delà du surréalisme, nous sommes ici dans l’espace métaphysique d’une peinture de Chirico. Espace vide où les statues ont pris la place des humains dans un temps arrêté. Ce n’est pas une ville, mais un immense mausolée en la mémoire d’une utopie perdue. Quelques tramways bardés de pubs que personne ne regarde, tentent en couleurs criardes d’accrocher un peu de lumière sous le sale gris du ciel. Montant par le charmant parc dénommé joliment Antifascismus Park pour aller vers le Schauspielehaus, théâtre où se produit ce festival, on croise un petit groupe de tombes coulées à l’ombre de grands arbres dans un métal vert de gris, prises d’assaut par le lierre. On y lit des patronymes français et allemands. Ce sont des soldats d’une guerre oubliée, une petite compagnie perdue pour toujours dans une nuit romantique. Mais on y croise aussi une petite foule de punks bien épinglés et bien rasés qui jouent la mort en plein cœur de la vie. La terre tremble sous l’impulsion de basses à réveiller les morts. Un festival punk s’est improvisé aux abords du festival de théâtre. Un festival des mots contre celui de l’indicible, du fracas des silences. Ici on dit et là on dit qu’il n’y a plus rien à dire. Ici l’espoir par l’éveil des histoires, et là toute l’expression de la désespérance qui gesticule après la fin annoncée de toute histoire.

C’est dans ce contexte que FENCE, notre réseau international d’auteurs de théâtre s’est réuni pour parler d’histoires de théâtre. Cinq jours d’échanges sans discontinuer autour du verbe totem érigé au centre de notre cercle. Le théâtre est le lieu où le corps prend chair autour du mot, du sens vertical qui fait sa colonne vertébrale et qu’on appelle aussi dramaturgie. Cinq jours pour bouleverser le monde à moitié. L’autre moitié est celle qui ne parle pas, qui s’exprime par sa violence de l’autre côté de la scène, la crête hérissée, dans l’antifascismus park. Combat de l’ombre et de la lumière où toutes les ruses sont permises.  Une troupe de théâtre organise une pièce multiple « one to one », un spectateur et un acteur. Nous sommes conviés à entrer dans une pièce où une comédienne ou un comédien nous attendent. J’entre, je suis seul face à elle. Elle me raconte une histoire, son histoire. C’est une histoire imaginaire mais sur le mode biographique. Elle m’invite avec tant de charme (et comment refuser ?) à me bander les yeux. Je suis dans le noir et elle m’entraîne dans son histoire. Elle me la susurre à l’oreille. Elle me touche, elle me tourne, me fait marcher. Où est-elle ? Je la suis à l’oreille. Ah ! Elle est là, derrière moi. Maintenant, elle me prend par l’épaule, me tient la main, me tire à elle. Je marche, je passe une porte. Des escaliers. Je descends, j’ai confiance. Je monte maintenant. Je descends de nouveau. Les marches sont innombrables. Je vais à gauche, à droite, je suis son histoire. Elle me conduit les yeux fermés. Je sens une fraîcheur, une odeur de fleurs, le bruit environnant m’indique que l’espace où je marche est vaste maintenant. Je sens sur ma nuque la fraîcheur de quelques gouttes de pluie. Nous sommes dans l’antifascismus park. Nous sommes seuls, peut-être. Peut-être pas. Qu’importe. Elle me parle et nous sommes seuls. Elle part. Elle n’a pas fini son histoire. Je reste seul avec une histoire dont je ne sais que faire. Peut-être la continuer moi-même. Rien n’est dit. Un long moment de silence, de solitude. Et puis tant pis. J’enlève le bandeau. Personne. Je suis là, dans ce parc avec moi-même et cette absence et cette histoire non finie. On m’a dit de me rendre « après », (mais après quoi ?) à la salle numéro 100. Là une autre personne m’attend. Elle est toute habillée de noir. Très belle, et elle m’interroge sur moi-même, cette expérience. D’autres spectateurs me rejoignent. Mais je dois partir, un autre rendez-vous. C’est fini. Je suis maintenant dans une salle de théâtre où se raconte une histoire tout en allemand. Je ne comprends pas l’allemand, mais je comprends. Mystère du théâtre. Le mot n’est pas que le mot. Le sens n’est pas la signification. C’est ce que dit le théâtre. Me voici maintenant dans une immense salle où des tables mises bout à bout font de longues tablées.

photo Małgorzata Semil

De part et d’autre, face à face des gens se parlent « one to one ». C’est ce qu’ils appellent un speed dating. On a 8 minutes montre en mains pour se parler, répondre à des questions, puis changer de partenaire. Une foule se presse à ce jeu, fort prisé. Je m’y prête avec une légère réticence. Que dire à des inconnus  en 8 minutes qui vaille la peine d’être dit ou entendu ? Chaque interlocuteur est très différent, mais lié plus ou moins au théâtre, au festival ou à la ville. Une question lancinante : « comment faire pour repeupler cette ville qui se meurt ? Comment faire pour attirer de nouveau des jeunes ici ? » Ma réponse est la même, nuancée selon l’interlocuteur : « D’abord rebaptiser cette ville Karl Marx stadt. Dépasser l’image d’une cité morte du stalinisme par Marx lui-même, car c’est d’abord un philosophe. Il n’est en rien responsable de la folie des staliniens. Et il est beau qu’une ville porte le nom d’un philosophe. Personne ne connait  Chemnitz, tout le monde connait Karl Marx. Ensuite, lui redonner une histoire, une dimension mythologique. Comment ? Tout simplement en retrouvant dans l’ombre épaisse où les ont jetés les occidentaux depuis la chute du mur, ces vieux qui s’y cachent, honteux de leur histoire. Il y a là des trésors cachés d’histoires personnelles qui peuvent être mis à jour par la curiosité des jeunes avides d’histoires. Le rôle des vieux de tout temps est aussi de raconter des histoires aux plus jeunes. Sur cet amas d’histoires pêle-mêle, sans doute naîtra une histoire nouvelle, celle de cette ville, et sur laquelle elle pourra structurer son mythe, son épine dorsale, son théâtre. Car toute ville est théâtre, théâtre où le corps individuel prend chair autour d’un sens, un sens partagé, un « sens commun » en ce sens là. Une doxa qui attend son paradoxe, l’autre moitié critique, nécessaire, d’elle-même. Une ville : espace de dialogues contradictoires. Chemnitz est morte car elle a perdu sa dialectique.

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