ODILE DUBOC OU L’INSOUTENABLE LEGERETE DE LA DANSE


Odile Duboc nous a quittés. Je viens de l’apprendre avec douleur à l’instant. Sale temps décidément pour les artistes. Nous sommes dans une forêt qui se dépeuple à vitesse grandissante de ses arbres référents. La mort d’un être aimé (et Odile, comme Sotigui tout récemment, font partie de ces êtres aimés et admirés de manière générale) a quelque chose d’inacceptable. Et cela l’est d’autant plus que l’humus sur lequel ont poussé ces grands arbres s’amincit à vue d’oeil sous l’action de ceux qui n’y voient pas un aliment fondamental de la vie, et que peu d’espace est laissé à la transmission de cette sève artistique qui poussait à leur floraison. A chacune de ces disparitions, nous devenons de plus en plus orphelins, de plus en plus isolés.

J’ai une pensée émue et chagrinée pour Françoise Michel qui a partagé sa vie et son oeuvre dans tous ses développements et qui recevait en direct cette vague de tendresse et d’humanité qui émanaient comme d’une source de cette grande dame de la danse, et dont en s’approchant, nous recevions l’écume.

En recherchant dans mes archives, j’ai retrouvé un article inédit  sur son oeuvre, que j’ai écrit il y a bien des années. Je le lui avais communiqué à titre personnel. Il est intitulé: Odile Duboc ou l’insoutenable légèreté de la danse. Ce titre résonne puissamment en moi à l’annonce de sa disparition. Je vous le livre ci-dessous.

ODILE DUBOC OU L’INSOUTENABLE LEGERETE DE LA DANSE.

Les chorégraphies d’Odile Duboc se branchent en direct sur la matière et nous la donnent à écouter. Ce sont des caisses de résonance, des cadres médiateurs, des fenêtres à entendre et à voir. L’art d’Odile Duboc est fondamentalement modeste, non porteur d’un vouloir-dire et semble se moquer éperdument de la notion de choréauteur bien qu’elle le soit 
au plus haut point. Ses pièces se posent là comme des pierres sur le bord du chemin, des galets que la mer a oubliés. Elles véhiculent dans leur décontraction fondamentale un « laisser-faire » l’autre, le non-soi et même ce qui en soi n’est pas seulement soi, récusant par lui-même toute notion de créateur démiurge. Et pourtant, ça tourne et ça tourne bien. C’est structuré et complexe, organisé et intelligent comme la matière. Et comme celle-ci, ses chorégraphies sont des conspirations permanentes contre le chaos. C’est peut-être ce qui leur donne ce caractère de légèreté, d’insoutenable légèreté. Elles sont cosmétiques, mais au sens premier et fondamental, dérivé du « peigne » que les grecs appelaient cosmos, et qui coiffa la chevelure désordonnée du chaos.

Le critique de danse d’un quotidien à grand tirage disait à propos de Météo Marine, en des termes alambiqués et précieux cette chose simpliste : que le réel et le quotidien ne sont pas en soi artistique et que par conséquent, il est inintéressant de le montrer dans une chorégraphie. Il y a des regards qui se veulent contemporains et restent englués dans le passé.

Odile Duboc est parfois victime de ce genre d’incompréhension, de ce même raisonnement qui, il y a un siècle, déniait à la photographie la qualité d’art parce qu’elle ne met pas en évidence une technicité ou parce qu’elle semble une reproduction du réel. Or la photographie et la science nous ont appris depuis le XIXè siècle que le réel est avant tout une histoire de regard et qu’il ne devient signifiant qu’à l’intérieur de la façon particulière que nous avons de l’appréhender, et du cadre dans lequel on le saisit. Le cadre est le sujet et l’objectif un sujet transparent. L’art d’Odile Duboc est photographique car il élabore avec patience des cadres, des formes, des structures dans lesquels piéger le réel en le rendant intelligent à notre regard, en révélant sa poésie (poïesis). Photographique, car elle saisit le temps qui passe dans le souci du temps qu’il fait.

Mais que de ruse et d’artefact pour arriver à ces fins ! Que de travail sur soi, de lutte constante contre le narcissisme qui guette tout artiste pour « laisser venir » les choses sans les tirer de force à soi, pour laisser parler le réel dans son langage sans vouloir le raconter et par là même le truquer !

L’émotion que nous ressentons devant ses chorégraphies vient souvent du fait que le Monde en personne devient un sujet souverain. Sujet qui tout à coup consent à ordonner son chaos quotidien pour s’adresser à nous de façon intelligible par les fenêtres ouvertes. Fenêtres de la relation du fermé à l’ouvert, du sujet à l’objet. Le sujet n’étant pas forcément celui qu’on croit connaître.

Son art est une mise en scène de la vie qui semble être le fait de la vie elle-même. Mise en scène non théâtralisée car celle-ci n’est pas représentée mais se présente elle-même dans sa complexité.

Ses chorégraphies donnent toujours l’impression d’être en noir et blanc. Sans doute à cause du fait que le rapport des corps à la lumière est en quelque sorte outré et que ceux-ci semblent être l’expression de la substance, de l’ombre, de la « couleur » produites par la lumière elle-même. Cette dernière faisant des corps des masses d’énergie lumineuse, les fait apparaître dans toute leur transparence et dans toute leur opacité. Bref, dans toute leur vérité. Et l’intimité entre le mouvement des corps et celui de la lumière est tellement close qu’on pourrait penser que la conception de la chorégraphie est tributaire de la conception des lumières. Ainsi, Odile Duboc projette virtuellement l’ombre mobile de la scénographe des lumières : Françoise Michel. Une danse de l’ombre constitutive de la matière et du corps naissant dans le vortex de la lumière.

Cette complicité de l’ombre et de la lumière est une constante dans l’œuvre d’Odile Duboc. Nous la retrouvons dans sa dernière création : Détails Graphiques. Nous la retrouvons, mais doublée d’une autre complicité, celle de la relation entre la danse et la musique. Nous avons ici affaire à un ménage à trois où l’excellente formation de jazz Loupideloupe joint ses talents à ceux du groupe d’Odile Duboc et de Françoise Michel. Et comme toujours, le rapport entre les divers éléments se fait ici sur le mode fusionnel. La musique ne se rajoute pas à la chorégraphie, ne la dirige pas, ne l’accompagne pas, mais s’intègre à elle de façon vivante, vitale, matérielle. La musique elle-même fait la chorégraphie, y participe pleinement, physiquement, par la présence réelle des musiciens qui doublent leur partition musicale d’une partition chorégraphique où, en gestes, mouvements et paroles, ils s’intègrent au développement global de la pièce. Odile Duboc transpose à sa façon le sempiternel problème de la relation entre la danse et la musique en relation entre danseurs et musiciens. Elle donne à la musique un corps, faisant des musiciens des acteurs chorégraphiques. Certes, d’autres avant elle comme par exemple Stockhausen dans Harlequin, ou comme Kagel dans une grande partie de son œuvre, ont systématisé des recherches musicales sur la corporalité de la musique en écrivant notamment des partitions contraignant le musicien à avoir une action théâtrale et à danser. Mais ce qui fait l’intérêt de Détails Graphiques à ce niveau, c’est que l’intervention des musiciens dans la chorégraphie ne se fait pas en tant que danseurs, mais en tant que musiciens dansant.

Elle conserve à la distance entre le geste du danseur et celui du musicien, toute sa réalité, avec l’humour que cela suppose, mais toute la poésie aussi. L’acte d’amour entre la danse et la musique se complète ici dans une dimension d’humour et de tendresse. Les danseurs et les musiciens apparaissent alors avant tout comme des êtres charnels, et l’accouplement de la danse et de la musique est leur mobile. L’art apparaît ainsi de façon concrète comme un jeu de séduction, ce qu’il est sans doute fondamentalement.

C’est encore là une réalité humaine qu’Odile Duboc photographie avec tendresse. Mais cette actualité qu’elle saisit dans une série d’instantanés saisissants semble avoir été de toute éternité.

Dans Détails Graphiques, la chorégraphie se tourne tout à coup vers la danse pour la révéler. Et ce que nous voyons apparaître avec émotion, nous le connaissions déjà confusément. C’est bien ce qui s’appelle une révélation au sens propre et… photographique.

Alain Foix

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