Jenny Alpha : un siècle de lumière

A l’heure où se couche le solaire Sotigui, on fête le rayonnement centenaire de l’étoile Jenny. Choc d’existences de deux astres  repères qui dans la vie autant que dans leur nuit éclairent tous nos chemins. Aujourd’hui, Jenny a cent ans. Un petit mot pour son anniversaire:

Vous dire quelle est jolie Jenny ! Les ans s’abîment sur sa beauté. Une beauté qui décime, qui décime un à un les arbres des années. Aucune écorce ne semble lui résister. Une peau lisse comme celle d’une poupée, une porcelaine, et dans ses yeux cette lumière jamais éteinte.

Une poupée oui,  mais poupée d’épopée, mais une anti-poupée. Elle a son siècle, Jenny Alpha, qui nous danse aujourd’hui cette belle valse à cent temps.  Qu’elle soit biguine ou mazurka, valse de Vienne ou bien polka, c’est elle qui mène la danse. Elle a ce tact, ce tac au tac, répartie de titi, de titi de Paris ou titi Martinique qui permet d’imposer l’éclat de son ramage en fine balance. Elle a ce port de dame créole qui roule et tangue et qui fox-trotte d’un trottoir l’autre, et de Paname à Panama. Vous dire qu’elle est créole, Jenny ! Bien plus que ça : c’est la Créolité qu’elle est. Elle créolise comme la fleur pollinise et tant et tant qu’elle fut estampillée, iconisée sur timbre martiniquais, et Picabia le pinceau à la main n’en finit pas de faire le tour de l’île de sa beauté, son sourire d’océan. Et elle mata le matador, l’hyperbolique Dali, la montre molle et la tête à l’envers, qui est sorti un matin de chez elle en laissant son caleçon, et elle en rit encore. Le viril Picasso a-t-il tenté le saut ? Elle n’en dit pas un mot. Elle a tant de secrets, cette dame qui a connu Césaire en culottes courtes. Une Mata Hari créole des années 30? Certainement pas Bien plus espiègle qu’espionne, bien plus multiple que double, simple et pourtant singulière. Son mystère se cultive en pleine lumière. Elle connut elle aussi ses années sombres. Elle eut sa guerre en pleine jeunesse, se réfugia à Nice au bras du poète Noël Villard, car le Paris botté de cuir de Teutonie n’aimait plus la couleur cannelle. Vous dire qu’elle n’oublie rien, Jenny ! Elle a la mémoire longue mais la rancune fugace. Légère sans être volage, elle est fidèle, fidèle à toute épreuve et elle dédie une belle soirée toutes les années à son mari poète disparu. Et cette mémoire, elle la cultive aussi tous les matins en apprenant un long poème. Pétrie de poésie, cette grande dame de la scène qui au théâtre a joué les poètes vivants, les Duras, les Genêt, Césaire ou bien Damas. Elle a rêvé jouer Médée ou bien Lady Macbeth en un temps noir où les bananes en arrière-train et les croupes callipyges étaient le seul espace ouvert laissé sur scène aux dames de couleur. Elle désirait la tragédie, on lui offrit la comédie. Elle la prit par le haut. Courteline n’est pas Racine, mais vaut bien Marivaux. Et puis la négritude, et puis Les nègres de Genêt et puis et puis tant de beaux rôles jusqu’à la Cerisaie, accrochée au printemps de ses presque cent ans. Printemps qu’elle a chanté souvent avec sa voix créole baignée de jazz et de biguine. Elle n’oublie pas qu’elle est aussi oiseau et fille de Cham. Et voilà qu’en son 99è printemps, elle sort son disque de belles chansons créoles, des chansons de jeunesse, un vrai succès. Vous dire qu’elle a de l’humour, Jenny ! Un jour pas si lointain, je lui proposai un rôle et elle me répondit :

–          Oui, je veux bien, Alain, mais dans combien de temps ?

–         Un an à peine.

–         Vous êtes bien optimiste, jeune homme.

Lumière dans ma maison

Je l’engageai tout de même un jour pour dire dans la version audio d’un de mes livres pour la jeunesse, le rôle de la Marianne en sucre*. Une pleine journée dans un studio, et elle dansait, et elle chantait à donner le vertige. Vous dire qu’elle a de l’énergie, Jenny ! Je l’invitai chez moi peu de temps après pour fêter la sortie du livre. Un rayon de soleil en pleine nuit, un véritable éblouissement. Et elle chantait, et elle dansait. Vous dire qu’elle aime la vie Jenny ! A peine minuit a-t-il sonné, voilà notre cendrillon presque centenaire qui soulevant sa jupe à mi-mollets, s’en va descendre quatre à quatre les marches de la maison avec une légèreté à faire pâlir une danseuse étoile. Je regardai sur le trottoir, sait-on jamais. Pas de chaussure de vair. Elle n’avait rien laissé qu’un souvenir ineffaçable. Vous dire tout ce qu’elle est pour nous Jenny ! Nous sommes tous les enfants qu’elle n’aura jamais eus. Il suffit pour cela de regarder son ciel. Pas une étoile filante, Jenny de la constellation Alpha. Elle est une étoile fixe qui nous regarde, nous illumine et nous indique le Nord. Un Nord sans froid ni fard, un Nord ouvert au Sud et à tous les cheminements de tous les singuliers. Cette étoile a cent ans. Cent ans, qu’est-ce donc pour une étoile ? Vous dire qu’elle est si jeune Jenny ! Bien plus que ça. C’est la jeunesse qu’elle est.

Joyeux anniversaire, Jenny.

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*Histoires de l’esclavage racontées à Marianne (Gallimard-Jeunesse).

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