Dak(art) 5, La fille du Président et l’art du contretemps

Syndjely Wade et Alain Foix

Les lumières s’éteignent sur les derniers applaudissements. Nous plions le décor et rangeons les costumes lorsqu’une pimpante hôtesse, tout sourire dehors s’adresse à moi, me tendant une poignée de badges.

–       Voici vos badges, monsieur, vous êtes combien ?

–       Nos badges ? je ne comprends pas.

–       Oui, vos badges VIP vous permettant de circuler dans le festival.

–       Mademoiselle, il est 24 heures et nous sommes le 17 décembre. Notre contrat vient de prendre fin, nous sommes censés décoller demain et vous nous donnez maintenant nos badges pour circuler ?

–       Ils viennent juste d’arriver, dit-elle sans se démonter. Ce sourire ! Désarmant.

–       Nous n’en n’avons jamais eu besoin, heureusement. Bon, je vous en prends une poignée. Ca fera un souvenir.

Au bar de l’Institut, Oumar est venu nous saluer et nous féliciter chaleureusement. Il a beaucoup aimé. L’homme est sincère, je le crois. Alors je lui pose les deux questions essentielles :

1) quand honore-t-on nos contrats ? (Une rumeur alarmante court selon laquelle le festival ne serait pas en mesure d’honorer ses engagements. Je ne peux y croire).

2) le contrat stipule que nous devons absolument rentrer le 18, c’est à dire demain. Où sont nos billets ? A quelle heure part-on ?

–       Alain, mon ami, à l’heure qu’il est, je ne peux répondre à ces deux questions. Moi-même je les pose quotidiennement à la direction générale, sans réponse. J’ai déjà menacé de ma démission. Je t’ai fait venir, confiant dans les engagements de mon pays au plus haut de l’Etat. Ayant signé le contrat, tu as accepté de venir sur la confiance que tu me fais. Presque tous les artistes présents ont fait ainsi sinon il n’y aurait pas eu de festival. Maintenant je suis dans l’embarras car je n’ai aucune réponse à te donner. Désolé, il faut attendre demain maintenant. J’ai fait tout ce que j’ai pu. Demain matin on saura.

–       A quelle heure est en général le vol pour Paris ?

–       A 22 ou 23 h.

–       Bon, ça nous laisse un peu de temps.

Samedi 18, 12h

–       Allô Oumar ?

–       Bonjour Alain, comment vas-tu, bien dormi ?

–       Ca va. Dis moi, quelles nouvelles ?

–       Ca ne répond pas au niveau de la direction générale. Injoignables.

–       Oumar, Oumar, nous ne resterons pas, nous ne pouvons pas. Quelles solutions ?

–       Je n’en ai pas.

–       Bon, passons à la vitesse supérieure. Je contacte personnellement  A. A. Sow, le Président du Festival et Syndjiély Wade, la fille du Président de la République du Sénégal. C’est elle qui nous a mis dans un avion pour venir. C’est elle qui doit nous renvoyer chez nous.

–       Bonne idée, fais le.

–       Allô Jean-Michel ?

–       Salut Alain, j’ai lu ton blog. Incroyable ce qui t’arrive.

–       Attends, ce n’est pas fini. Figure toi que…

–       Insensé. Qu’est-ce qu’on peut faire ?

–        Toi rien, juste me renvoyer un email m’encourageant à écrire un article. Ils verront à ta signature que je ne bluffe pas.

–       Ok, je te fais ça.

–       Allô, Alain Foix ?

–       Oui, bonjour

–       Syndjiély Wade. Je viens de recevoir votre email alarmant. Je ne comprends pas. Rien n’a été fait pour votre vol retour ?

–       Non, mademoiselle. Aussi étonnant que cela puisse paraître.

–       Je vous ai réservé 5 places sur Air-France en première classe. Pouvez vous m’envoyer les noms pour éditer les billets ? Je viendrai à l’aéroport vous remettre personnellement votre cachet et le contrat signé.

–       Merci mademoiselle, à tout à l’heure.

Aéroport de Dakar, 22h.

–       Mesdames messieurs, votre attention s’il vous plaît. Suite à une neige abondante tombant sur Roissy Charles de Gaulle, le vol Air-France de 23h 30 est reporté demain à 6h du matin.

–       Oh ! non.

–       Allô, monsieur Foix ?

–       Oui, mademoiselle Wade ?

–       Je viens d’apprendre que votre vol a été reporté pour demain matin.

–       Oui et là, personne n’y peut rien. Vous venez tout de même ?

–       Une promesse est une promesse. Installez vous dans le salon VIP, Mon équipe s’occupe pour vous de toutes les formalités de douane et nous vous trouvons un hôtel près de l’aéroport. Voulez-vous venir avec moi au concert de Stanley Clarke ?

–       Avec plaisir.

–       Je viens vous chercher.

Cindjely Wade

Etonnant comme une voix peut correspondre intimement à un physique. Je l’ai reconnue dès que je l’ai vue au loin. Venue seule, sans apparat, sans garde du corps, en jeans et boléro, des cheveux de métisse aux reflets auburn chatoyant, une démarche, un regard, un sourire. C’est elle à n’en pas douter. Elle me reconnaît au loin et se dirige droit vers moi. Charmante, vraiment charmante et simple. Le genre copine de classe qui aurait, l’air de rien, un niveau supérieur d’éducation.

Et nous voilà dans sa Range Rover noire. Elle, une main sur le volant, l’autre sur le clavier du téléphone. Elle fait mille choses en même temps, réglant le problème d’un avion bloqué à Los Angeles, étudiant mentalement les possibilités horaires de rallier un transit sur Chicago, traitant de l’hébergement de Kassav qui joue demain, s’occupant de la santé d’un collègue qui vient de s’évanouir d’épuisement (des nuits sans sommeil). Elle semble en activité permanente. Hop ! Elle évite habilement un scooter ivre. Elle accélère tout en parlant au téléphone pour doubler un véhicule problématique. Je fixe l’aiguille du compteur dans son irrésistible ascension, thermomètre de ma frayeur. Je m’accroche au fauteuil.

–       Vous conduisez bien lui glissé-je l’air impassible.

–       Je suis pilote automobile. Je fais des rallyes.

–       Vous avez fait Paris/Dakar ?

–       Oui, deux fois. C’est formidable. Ce n’est pas une course, c’est un véritable voyage.

–       Votre père voit ça d’un bon œil ?

–       Bien sûr que non. Il dit que j’ai des choses plus importantes à faire.

–       Le côté garçon manqué aussi…

–       Oui, il reproche à ma mère de ne m’avoir pas élevé comme il faut.

–       A part déesse Shiva d’un festival mondial des arts, que faites vous dans la vie ?

–       Des expertises financières et de l’organisation… Je m’occupe de l’équipe de rugby du Sénégal.

–       Des études de gestion financières ?

–       Oui, à la Sorbonne, Paris 1. Zut ! Nous allons rater la fin du concert.

En effet, dernier rif, dernier solo de batterie. Ca avait l’air formidable. Bises à Stanley Clarke, pose devant les photographes, et nous voici repartis. Bing, le véhicule percute en marche arrière un poteau. Elle ne décolle pas son téléphone de l’oreille.

–       Allô ? Oui, tu n’aurais pas l’adresse d’un bon carrossier ?

–       Où allons nous maintenant, glissé-je ?

–       Au concert de Ky Mani Marley.

Même scénario, même vitesse, même frénésie téléphonique, même fin : le concert se termine devant une foule immense.

–       Zut, encore raté. Allons au Radisson.

–       Il vous arrive de dormir ?

–       Deux heures dans la journée. Pas le temps.

Le Radisson

Lieu incroyable le Radisson de Dakar. La fête bat son plein, genre de fête stéréotypée qu’on trouve à Paris, New York, Hong Kong ou Sydney, mêmes attitudes, mêmes manières de montrer qu’on s’éclate. On n’est plus vraiment à Dakar.  Hâte de sortir de là.

L’aube se lève bientôt sur Dakar. Dans le salon VIP, des brésiliens jouent encore.

Salut Dakar.

Ce matin, première répétition de Rue Saint Denis. Sur le quai de Jemmapes, des Africains balaient la neige.

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