Lettre aux comédiens de Rue Saint Denis

Chers amis

De l’autre côté de l’océan où je me trouve actuellement, j’ai de très bons échos de la pièce. Bravo, continuez ainsi.

Cette lettre pour creuser le chemin de lumière et éclairer encore les détails de votre relation à la mise en scène. Ce, afin de vous aider à mieux appréhender, de façon maintenant plus intellectuelle que pratique, distanciée, et saisir autrement et sous une autre lumière dans leur fond obscur, mes choix de direction et mes intentions de mise en scène.

Comme je vous l’ai déjà dit, Marylin et Joseph qui ont le même sang, ont quelque chose de commun dans leur expression, leur comportement, leur « idiosyncrasie » comme on disait au XVIIIè siècle pour parler du schéma comportemental propre à un individu. Ils sont à la fois solaires et lunaires. Attirés par les profondeurs et facteurs de vertige en même temps qu’icariens, cherchant à sortir par le haut du labyrinthe. Mais le soleil leur brûle les ailes. Ils sont semblables, mais aussi opposés, complémentaires comme le yin et le yang.

Dans la pièce, le jeune homme distingué va tout à coup basculer dans le débraillement en brisant son armure et dévoilant par là même toute l’horreur qu’il cache sous son costume d’étudiant. Marylin, suit le trajet inverse. Son débraillement physique et mental, son errance psychique l’entraînant vers le bas, va se ressaisir dans une remontée stellaire, lunaire, sur les toits.

L’articulation des deux chemins opposés se fera sur le toit, justement, précisément au moment où Marylin dit : « Je tombe encore, je ne remonterai pas. Mais si, Joseph est là ». C’est à ce moment précis où les deux amants allongés de part et d’autre du chien assis d’Oreste (qui vient d’ « ouvrir le lit de deux désespérés », deux colombes amoureuses  dans leur nid sur son toit. Le « colombophobe »,  se fait violence en abritant les roucoulements d’amoureux ailés, on comprend qu’ils viennent de faire l’amour et commettre l’irréparable). C’est à ce moment précis, dis-je, que leur chemin se sépare déjà. Le boitement de Joseph surgit, son débraillement aussi, alors que Marylin devient solaire, la reine Jocaste qui se brulera à sa propre lumière et brulera son fils, brulure de rétine.

L’inversion est là : Marylin tombe, elle doit physiquement tomber, aller à genoux, pour se relever, et lorsqu’elle s’est relevée, c’est son fils qui tombe à genoux.

Concernant le dispositif scénique : j’ai choisi ce décor et cette structure scénographique globale pour jouer l’inversion des perspectives, car tout s’inverse. Ce texte est construit comme un ruban de Moebius qui fait que « la poule a gobé son œuf, qu’hier est demain, qu’Amadeo petit-fils est Amadeo grand-père ». Que leur nom même : « Théo » (Dieu) « Amadeo » (aimé de Dieu, entendu qu’il doit aimer Dieu en retour), alors qu’ils n’aiment pas Dieu et ne s’aiment pas eux-mêmes, dit tout. Nous sommes dans l’inversion absolue et la contradiction relative. Nous sommes dans le fond même de la complexion créole et baroque selon moi.

C’est pour cela qu’Oreste dans son chien assis est devant et en bas alors qu’il est censé être derrière et en haut. Il inverse toute perspective. Le devant devient derrière et le haut devient bas. Parce que cette histoire suppose que ce qui fut sera. Le devenir est derrière. Figure du destin.  Ainsi, ce n’est pas pour rien que l’axe de la rue Saint-Denis allant du Nord au Sud, recoupe l’axe Outre-mer allant de l’Est à l’Ouest par la Seine qu’on devine au fond et qui est en même temps le sourire de l’océan, celui qui sépare les deux mondes comme la Seine sépare la rive gauche de la rive droite. Moulineaux tient son nom de Jehan Dumoulin de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Dumoulin est l’étudiant de la rive gauche qui se commet sur la rive droite, lieu de la cour des miracles où il est amoureux d’Esméralda, fille de prostituée. Moulineaux est un ancien étudiant, et Joseph est la figure de son renouveau. Mais Moulineaux se redouble à la fois de Claude Frollo, l’archidiacre de Notre-Dame de Paris, penché du haut de sa tour et amoureux d’Esméralda (« sa danse tournoyait dans ma tête et me donnait le vertige » lui fait dire Victor Hugo), et de Quasimodo le boiteux. Claude Frollo boite de la tête : Claudo en latin signifie boiter, claudiquer, racine de cloche, de clochard. Et c’est Quasimodo qui est le sonneur de cloche de Notre-Dame. Une cloche, c’est boiteux. Ca marque le temps. Mais ici, le temps s’inverse puisque Joseph alias Œdipe « pied enflé », boiteux, l’inverse en engrossant sa mère.

Tout donc est paradoxal et c’est le paradoxe du temps qui est le fond véritable de cette pièce, comme de toute vraie quête humaine et philosophique.

C’est pour cela que j’ai invoqué un conteur qui prenant sa distance d’avec le présent, joue de la fatuité de celui-ci, de l’ici et maintenant, jusqu’à intervenir paradoxalement dans son propre récit pour monter avec un de ses personnages (Josette), la rendant de chair, alors qu’elle est d’imaginaire dans son récit, mais réelle dans la rue qu’elle occupe et marque de ses pas (les pas, marqueurs de temps).

C’est pour cela que j’ai médité ce décor. Un décor pensé pour être faux,  figure et cadre de l’artifice et objectivement ainsi.

Le décor, dans son artificialité criante donne sens au récit comme continuum. La mode (qu’on confond trop souvent avec modernité) aurait pu me pousser à faire une scénographie abstraite. Mais outre que je considère que cette tendance à l’abstraction du décor relève souvent du maniérisme contemporain et ne s’ancre pas nécessairement dans une nécessité, mais dans une facilité de connivence, un « entre-nous  s’entend », il me semble que dans le cas particulier de ce texte, l’abstraction du décor aurait été nuisible à sa lisibilité. Souvent, l’abstraction des décors contemporains s’accommode d’un prosaïsme du texte qui se veut minimalisme. Mais le minimalisme lui-même devient (à l’opposé de son surgissement dans les années 70) une forme nouvelle de maniérisme.

Ce texte de Rue Saint-Denis est un texte qui assume totalement sa dimension baroque. Créole parce que baroque. La créolité n’est de mon point de vue qu’un sous-ensemble, très singulier et très agissant, du baroque contemporain. Un texte de cette nature dans un décor abstrait, aurait été trop libre et aurait manifesté une dimension par trop élégiaque. C’est un texte de théâtre, résolument de théâtre, mais qui joue avec les limites du théâtre. C’est pour cela que la mise en scène doit convoquer une « théâtralité » formelle qui lui sert de mur et qu’il tend à rejouer par ses mots.

Ce décor est abstrait, mais au sens de la peinture moderne et non de l’art contemporain. Ce n’est pas l’abstraction comme négation de, jouant sur le vide formel, mais l’abstraction comme essence de, tirée de. Jean-Claude Drouot invoquait à ce sujet une dimension cubiste. Il n’a pas tort si on se réfère au cubisme analytique.

Ce décor dans la manière dont il est agencé et positionné, oblige, un peu à la manière des tableaux métaphysiques de Chirico, le spectateur à s’impliquer, à entrer dans la rue et dans sa perspective. Il est existentialiste. Il l’empêche de prendre une distance physique ou mentale, l’oblige à être sujet lui-même au vertige, alors que le conteur lui impose une distanciation théâtrale, quasi brechtienne, et lui rend sa place de spectateur.

C’est sur ce jeu de vertige et de distance que tout se joue. Et lorsque qu’intervient le monologue de Joseph, le public est pris au piège. L’artifice le saisit et lui dit que cet imaginaire est réel. C’est pour cela qu’il est capital que Joseph soit en avant-scène comme à la proue d’un navire. Mais il n’est pas tout à fait frontal parce qu’il ouvre une perspective nouvelle.

Si on regarde la symbolique perspectiviste (je vous renvoie quand vous aurez le temps un jour à ce fabuleux essai d’Ernst Cassirer : « La perspective comme forme symbolique »), on voit se dessiner alors entre Joseph et Marylin une incidente perspective qui prend la diagonale avant-scène-cour/fond de scène-jardin et qui passe par un centre, coupant la ligne de fuite. Ligne de fuite qui symbolise aussi le « passage de Nord-Ouest », la bascule entre deux monde : Paris et les Antilles. Lorsque Marylin dit à Achille,  absent, mais si présent, en se projetant dans cette ligne de fuite, tournant le dos au spectateur « c’est la dernière fois, la dernière fois que je te vois », elle se projette à la fois dans l’arrière, le passé, et l’outre-mer. Il est donc capital qu’elle se retourne pour marquer ce lieu. Sinon, on n’y comprend rien.

(C’est ce même axe qu’empruntera Oreste Moulineaux qui, après avoir opéré la rencontre des amoureux qui partent ensemble vers l’horizon de la Seine et de leurs rêves – l’outre-mer est là, toujours présent comme dans les chansons d’amour de Marylin – , va emboiter dans une valse boiteuse, les pas des amoureux en se dirigeant vers l’au-delà de sa jeunesse, la rive gauche, en chantant « c’est le printemps au bout de la rue Saint-Denis et qui jubile, quai de la Mégisserie »)

Au finale, Marylin reculera jusqu’au centre, marqué par le croisement de ces lignes. Ce n’est pas un hasard s’il y a là un cercle. Le choix de cette salle en pierre doit beaucoup à ce rail de chemin de fer et à ce cercle qui est en fait un aiguillage. C’est presqu’un hasard miraculeux tellement cela prend sens dans ma pièce. Cet aiguillage est le lieu où tout bascule. Basculement horizontal, mais renvoyant à un basculement vertical, Lucrèce dirait un clinamen. Le clinamen est selon Lucrèce, cet axe penché du monde, et qui fait que le monde existe, car il permet aux « atomes crochus » de se croiser et d’enfanter la matière. Le clinamen permet au temps de créer l’événement. Tout est là.

Ce changement d’axe est le lieu de l’événement, la matrice de la puissance, de la déflagration, du choc inaugural. Et cela est renforcé par la présence, matérielle, des rails et de l’aiguillage. Symbolique de la locomotive « locomotive à gros tambour » dit Joseph.

C’est lui qui tire le TOUT. C’est lui, qui, à la tête du carnaval (le carnaval est le lieu de l’inversion sociale, les maîtres sont esclaves, les rois des bouffons, les hommes des femmes, le cul la tête et inversement) emmène le monde vers sa fin, sa faillite, qui brûle Vaval , le roi du carnaval, le roi des fous (Quasimodo fut couronné roi des fous) et expie les pêchés après avoir causé le pêché fondamental. C’est pour cela qu’il doit être puissant et invoquer le monde entier en lui, entrainant sa mère, sa matrice dans sa chute, son vertige. « Jusqu’au cul noir de la nuit » doit être alors hurlé, manifestant la puissance du chaos, ce « cul noir » de l’enfantement du désordre inaugural. Il y a donc une montée en puissance de cette locomotive qui mène le monde à l’indicible, au cri primal, répercuté par le cri du saxophone.

Lorsque Marylin s’est reculée sous l’effet du choc, lui-même se retourne dans l’axe et voit que sa mère s’est « désaxée ». D’où l’importance de ce mouvement  D’où l’importance que, prise d’effroi, Marylin recule, happée par le passé.

D’où l’importance de cette fuite qui fait fléchir et fait tomber Joseph à genoux.

Si on ne respecte pas ces chutes et ces directions, la mise en scène se met en contradiction avec la structure symbolique de mon texte.

A la fin, par le conteur entré dans son conte et dans le temps et par le saxophone qui emprunte ce même rail, mais à l’envers, on a une fin-commencement. Un vieux boiteux retournant au passé d’où il vient et un jeune saxophone venant de l’horizon pour ouvrir un commencement-fin qui se ponctue par les pas des talons aiguilles toujours-déjà là qui claquent sur le trottoir. Pas des femmes, pas de tout commencement et de toute fin.

Voilà, tout cela aussi vous dire que pour moi, mettre en scène, c’est avant tout faire vivre un texte dans toute sa complexité et son sens.  Il ne s’agit pas de beauté, mais d’abord de vérité. La beauté et la joliesse m’importent peu. Ce qui compte, c’est la chair, c’est le sens, la vérité. Et de la vérité assumée vient la beauté, même au travers de la laideur.

La scène peut et doit assumer l’ob-scène.

Si on s’en tient au beau comme tel, on ne fait que du joli, du précieux ou du maniéré. Artaud a cent mille fois raison : le théâtre est d’abord théâtre de la cruauté. Cruauté assumée par les acteurs mêmes, sur eux-mêmes.

C’est pour cela qu’il est si beau et si difficile et si admirable d’être comédien. Etre comédien est être crucifié sur la croix qu’on porte soi-même. C’est porter le péché du monde. C’est pour cela qu’on ne vous enterrait pas religieusement, jusqu’à Molière lui-même.  Le théâtre en soi n’est pas religieux, mais il est sacré, au cœur même du lien qui fait le religare (lier, relier).

Je vous embrasse fort.

Alain Foix

Le Gosier, hôtel Créole Beach/Guadeloupe, le 7 avril 2011

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