Antoine Bourseiller

Antoine Bourseiller nous a quittés.

Voici la lettre posthume que je lui ai lue parmi tous les témoignages poignants exprimés par nombre de personnalités lors de la cérémonie en sa mémoire organisée au Studio des Champs Elysées qu’il avait dirigé.

Photo Alain Foix
Photo Alain Foix

Cher Antoine

C’est Paul, Paul Tabet, alors directeur de l’association Beaumarchais, qui avait beaucoup insisté. «Votre pièce est musicale et cinématographique, un opéra contemporain. C’est Antoine Bourseiller qui doit la monter. Vénus et Adam venait d’obtenir le premier prix du concours Beaumarchais/ ETC_Caraïbe.

C’est ton ami Greg Germain qui m’a appelé : « Alain, Antoine Bourseiller m’a demandé qui était cet Antillais qui a écrit une telle pièce. Il aime beaucoup et voudrait te rencontrer. Je te propose de dîner à la maison avec lui. »

Je t’ai donc rencontré pour la première fois dans un appartement antillais de Paris autour d’un repas créole.

Même si je me souviens de l’excellence de ce repas, J’avoue avoir oublié ce que nous avons mangé, mais je n’oublierai jamais ce que tu m’as dit ce soir là :

« Vous savez, j’adorerais monter votre pièce parce que je la trouve formidable. Mais je suis un « has been ». C’est comme ça que le milieu me considère. Alors, je préfère vous dire de trouver un jeune metteur en scène en vogue et plein d’avenir pour la monter. Sachez cependant que je ferai tout mon possible pour qu’elle soit créée, et je serai là aux premières loges le soir de la première. » 

J’ai protesté et t’ai renouvelé ma demande car un homme qui tient un tel discours est nécessairement digne de respect et d’admiration. Tu as alors accepté d’en faire la mise en espace lors d’une lecture au Studio de la Comédie Française avec notamment Bruno Raffaelli, Eric Ruff, Madeleine Marion et Nicole Dogué.

Quelques années plus tard, tu m’as dit ceci : « Tu sais, Alain, ta pièce, Vénus et Adam, j’aimerais la voir jouée avant de mourir. »

Tu nous as quittés bien trop tôt, mais je te promets solennellement devant témoins qu’elle sera montée coûte que coûte, et que ce jour-là, bien que je sache que tu ne croyais guère au ciel, je construirai mentalement un balcon et t’installerai à la première loge auprès de ton ami Jean Genêt, car c’est ce dernier qui nous a réunis pour la deuxième fois autour d’un projet.

Tu as plus tard monté  ma pièce Pas de prison pour le vent qui parle d’Angela Davis et des Black Panthers. C’est avec Jean Genêt que tu as rencontré ces personnages de la lutte contre la discrimination raciale aux Etats-Unis.

Lors d’une tournée en Guadeloupe, nous l’avons présentée en matinée à des lycéens de Pointe-à-Pitre avec lesquels s’est engagée une discussion à l’issue de la représentation.

Toi qui rarement venais saluer après le spectacle, tu étais monté sur scène pour parler à ces enfants et tu leur as dit : « Vous savez, dans les années soixante, j’étais à New-York avec Jean Genêt, j’ai rencontré les Black Panthers qui luttaient âprement dans un monde discriminé. Nous avons été reçus par le directeur d’un théâtre, il était noir. C’était le seul à New-York et il y avait encore peu de noirs dans les théâtres. Aujourd’hui, je présente cette pièce écrite par un noir, dans un théâtre dirigé par un noir devant une salle pleine de jeunes lycéens noirs pour leur parler de ce temps-là qui les concerne encore. Et je vous vois plein de lumière dans les yeux. Vous savez ce que je pense ? Je vis une vie formidable. »

Et tu as sauté allègrement du haut de la haute scène. Et ce jeune homme de 75 ans que tu étais à l’époque a atterri comme une fleur au parterre pour se mêler au jeune public.

Tu aimais la jeunesse. Tu aimais travailler avec elle et tu m’as confié un jour que tu ne te sentais vraiment bien qu’avec les jeunes et n’aimais guère la fréquentation des gens de ton âge. Je t’ai malgré tout présenté ma mère de 81 ans dont tu as dit être tombé amoureux.

A chaque fois que je passais chez toi à l’antillaise, c’est-à-dire à l’improviste, un verre était toujours prêt à côté du bocal de rhum préparé que ma mère t’avait offert. Tu me disais immanquablement ceci : « Alain, ta mère vaut mieux que toi. Une personne qui sait faire un tel punch vaut mieux que n’importe quel écrivain » et nous nous mettions au travail.

A côté des verres à boire, un texte. Un texte et une table voilà pour toi le lieu premier du théâtre. Et j’ai tant appris en travaillant à tes côtés. J’ai su près de toi ce qu’était un véritable serviteur du texte.

Je me souviens qu’un jour alors que nous travaillions sur Pas de prison pour le vent, tu m’as reçu l’air soucieux.

         Alain, il manque un personnage à ta pièce. Un quatrième personnage.

         Le quatrième personnage c’est le vent, lui répondis-je en souriant. Il fronça les sourcils.

          Non, je ne plaisante pas. Un vrai personnage. Un homme. Il est là, dans ton texte, mais tu ne l’as pas fait apparaître. Je l’ai vu et je lui ai même donné un nom. Je ne sais pas si c’est un nom créole. Mais le nom de Joachim s’est imposé à moi.

 

A ces mots, j’ai eu l’impression que le sol s’était dérobé sous moi. Lorsque j’ai écrit cette pièce qui a un aspect biographique puisqu’elle parle de la rencontre entre Gerty Archimède ma grand-tante et Angela Davis, je l’ai imaginée comme un huis-clos entre trois femmes, dans sa villa antillaise, assiégée par le vent. Mais dans la villa réelle, vivait un garçon, mon cousin qui s’y est suicidé après la mort de ma tante. Il s’appelait Jean-Jacques. Joachim, Jean-Jacques… Deux noms si proches, presque jumeaux, issus d’une même source hébraïque. L’un signifie « Dieu te relève » et l’autre, « Dieu tient ses promesses ». Il était là, Jean-Jacques, il hantait mon texte, mais je ne pouvais écrire son nom, révéler sa présence. C’est le fantôme de la pièce que tu as su détecter dans le texte. Tu as imposé sa réalité et l’a réincarné en lui donnant son nom, son autre nom : Joachim, « Dieu te relève ». Alors Jean-Jacques a pu reprendre sa place.

Ce mystère du théâtre, cette magie, ne peut être sans un grand metteur en scène qui sait mettre tout son talent au service du texte, c’est-à-dire au service de ce qu’il dit et de ce qu’il ne dit pas.

Tu savais me mettre au pied du mur pour que je lâche ce que j’avais à cacher. C’est comme ça que tu considérais le théâtre : un dialogue profond, sincère et sans faux-semblant entre l’auteur et le metteur en scène.

Car pour toi, le théâtre n’est pas seulement le lieu du beau, c’est d’abord celui du vrai.

Tu nous manques déjà, Antoine. Des gens comme toi, à l’heure du maniérisme triomphant, manquent cruellement au théâtre.

 

Je voudrais ce soir te dire ceci : oui, maintenant, et seulement maintenant, on peut dire que tu as été. Non pas « has been », mais bien été. Bellement été. Tu fus un bel été.

 

Alain Foix

2 commentaires

  1. Quel merveilleux hommage à Antoine Bourseiller !
    Je viens de découvrir ces pages, après la lecture de « Rocky ». J’ai choisi cet album pour le proposer à l’attention de trente classes qui vont décerner un prix au meilleur d’entre huit albums et romans (revue « L’école aujourd’hui »). Si j’étais une classe (ou trente!) mon choix serait déjà fait. La merveilleuse métaphore que file votre album parle autant de vous comme auteur que comme homme. J’ai hâte d’aller au Lucernaire voir « Vénus et Adam », si cela se joue bien en novembre, et de faire découvrir votre oeuvre. De grands mercis, MJM

    • Merci beaucoup. Malheureusement, Vénus et Adam ne sera pas créé cette année.
      Nous tournons en ce moment La Dernière Scène (en octobre aux Antilles) et la prochaine création est prévue en février à Bobigny. Ce sera Duel d’ombres.

Laisser un commentaire