Le don du théâtre

Lors d’une tournée en province, Charles Dullin, juste avant que le rideau se lève, s’enquiert auprès d’un comédien : « Y a-t-il du monde ? ». Celui-ci s’approche du rideau et passe un œil dans un petit trou aménagé dans le tissu de velours et s’exclame : « Oui ! Un fauteuil plein à craquer ! »

Nous avons plus de chance que Charles Dullin, mais nous sommes à Paris, en plein cœur du 6ème arrondissement. Nous avons même beaucoup de chance car malgré la dureté des grèves, notre salle ne s’est vidée qu’à moitié. Bien que cela soit dur au regard des recettes prévisionnelles qui n’entreront pas dans la poche de la compagnie (c’est le producteur qui parle), nous pouvons nous estimer heureux. Beaucoup d’autres compagnies sont obligées d’annuler leur spectacle faute de spectateur. Dans Paris, c’est la catastrophe. Je n’ose même pas imaginer le nombre de compagnies sur la paille et de producteurs ruinés. J’entends autour de moi : « Tout ce travail, tout cet investissement pour rien ». Investissement ? Pas seulement financier mais physique, personnel, psychique. Tous ces sacrifices, toutes ces heures, ces mois de travail, tous ces moments consacrés à la salle de répétition au détriment parfois d’une vie de famille, et souvent bénévolement ! Je lis le désarroi dans les visages des compagnies qui, autour de nous sont obligées d’annuler. Ce désarroi n’est pas seulement dû au fait que les recettes ne se font pas ou, pire, que les cachets nécessaires au renouvellement de l’allocation des ASSEDIC spectacles partent en fumée. Non, il est encore plus profond que la perspective du chômage sec. Il est existentiel. Il naît de la béance et du vide d’existence laissé par les spectateurs absents. Un comédien sans spectateur est comme un prêcheur au milieu du désert. Il n’entend que l’écho du vide qui l’interroge sur le vide d’une existence. Le vide d’une salle de spectacle ouvre un abîme au cœur même de l’acteur. Il est au sens fort anéanti. Ce qui est touché c’est le sens de sa vie. Bien-sûr, on peut parler salaire, on peut parler compensation de toute nature. Mais l’essentiel est bien ailleurs, là où l’argent ou tout acquis matériel n’a aucune prise : la gratuité. La gratuité est le moteur même de l’artiste. C’est ce qui donne valeur à son action et à son engagement. Le théâtre est un acte gratuit en son essence. C’est le don qui fait l’artiste. Non pas tant qu’il a un don, mais qu’il est un don, un don social, fondamentalement. L’art est ce qui se donne. C’est cette dépense première au sens de Georges Bataille qui n’attend pas d’équivalent en termes de retour sinon la présence de ceux à qui on donne. On ne donne pas au spectateur parce qu’il a payé. L’art n’est pas un commerce. L’achat du billet n’est que la condition préalable pour la mise en présence des donneurs. L’artiste a déjà payé par son travail. Ce qui se joue alors sur scène n’est plus que de l’échange symbolique, et les applaudissements n’ont de valeur que la gratuité même du geste. C’est pour cela que je suis hostile aux applaudissements de principe. Ils n’ont de valeur que parce que précisément ils pourraient ne pas venir. L’applaudissement est un don qui répond à un don. C’est toute la beauté du théâtre.

Alors ceux que je vois errer tristement dans les couloirs d’un théâtre vide sont des donneurs sans don. Donneurs d’un sang qui s’est vidé sur les rails vides du métro et des trains de banlieue. Et je me dis qu’au fond, lorsque les artères du grand Léviathan se mettent à se boucher, c’est son cœur et son âme qui sont d’abord touchés.

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