Elle était là, en haut de la bibliothèque, sortie de son étui et s’oxydant lentement lorsque Myriam, flûtiste, invitée à la maison me fit remarquer la violence du sort que je lui faisais subir. Le premier sentiment fut la honte, le second de la pitié, le troisième fut celui de mon immense ingratitude. Ma flûte, je la laissais mourir dans une indifférence presque totale.
Je la pris dans mes mains et l’astiquai jusqu’à ce que ses chromes luisent de mille feux au soleil de ce 14 juillet. Puis, les lèvres hésitantes, je soufflai dans son bec. Le son qui en sortit me surprit. Elle reprenait vie, sleeping beauty attendant qu’un amour la réveille. Mes doigts ont caressé son corps, pris possession de ses clefs, et se sont mis à jouer. Quelques arpèges, d’abord, puis des sonates de Haendel et de Bach, la badinerie encore un peu gauche sous ces doigts rouillés, puis une bossa nova. C’était comme si on ne s’était pas quittés. Je réapprenais son corps avec quelques gaucheries d’amoureux débutant, mais elle répondait avec une douceur inattendue.
La mémoire motrice de mes doigts réveillait dans le flux musical les souvenirs. Je revis les premiers moments où je posai mes doigts sur elle. J’avais 16 ans et ne rêvais pas de flûte, mais de trompette, de saxophone et de clarinette. De mon rez-de-chaussée de Bondy Nord, j’entendais tous les week-ends un cours d’harmonica qui montait du sous-sol. J’avais envie d’y descendre mais n’ai jamais osé. Je me rassurais de ma timidité en me disant qu’en fait, c’est Miles Davis que je voulais faire comme métier, ou au moins Sydney Bechet. Je me voyais marchant par les rues et les ponts de Paris, faisant vibrer les murs et les jeunes filles de mon instrument. Un jour on m’apprit que le conservatoire de Bobigny prêtait des instruments aux enfants nécessiteux. Il suffisait de traverser le terrain vague séparant Bondy de cette commune limitrophe et s’enhardir dans ce conservatoire alors en préfabriqué, à portée de mains, d’oreilles et d’yeux des adolescents traînant en bandes dans les parages. En passant près des fenêtres j’avais déjà aperçu un cours de danse qui éveilla mon premier intérêt pour cet art.
Je pris mon courage à deux mains et vins m’inscrire au cours de musique en demandant le prêt d’un instrument, une trompette. « Il n’y a plus de trompette » me dit en souriant aimablement la personne chargée de l’accueil. Je fis mentalement un trait sur Miles Davis. « Alors, une clarinette ? » m’enquis-je timidement. « Aucune, la dernière vient de partir ». Exit Sydney Bechet. « Alors, un saxophone ? ». « Non plus jeune homme ». J’en aurais pleuré. « Alors, que vous reste-t-il ? » demandai-je, en désespoir de cause. « Il nous reste une flûte traversière, vous la voulez ? ». « Donnez la moi, me surpris-je à répondre ».
Drôle d’instrument. « C’est plutôt féminin, pensai-je, je vais avoir l’air malin avec ce truc tout fluet dans mes grosses mains. Avec mes muscles d’athlète, c’est la gousse d’ail et le gigot. Mais tant pis, je la prends. » Ce fut comme un mariage arrangé, pas un truc de passion, mais j’y trouvais un peu mon compte. Mon professeur, monsieur Guilbert, fabuleux pédagogue, criait à qui voulait l’entendre que j’étais « doué comme un cochon ». Mais le cochon ne voulait rien entendre, prenait sa flûte par-dessus la jambe, courait les stades, passait les haies et arrivait du stade Charléty en sueur et en jogging , pour passer les examens du conservatoire au grand dam de son si dévoué professeur.
Je l’ai aimée, au fond, cette flûte, mais sans jamais le lui montrer. Elle m’a suivi partout et jouait un peu le rôle d’entremetteuse. Je rencontrai ainsi des amis, d’autres musiciens, de simples auditeurs qui engageaient la conversation à partir de Bach ou Mozart. Ma flûte était un peu comme ma moto, un instrument de transports, ayant aussi la fonction d’outil de communication. En la reprenant cet après-midi là, je me mis, comme je ne le fais jamais, sur mon balcon pour jouer. Je communiquais de nouveau l’amour que j’ai pour elle et la musique au quartier tout entier.
En y réfléchissant un peu, je me dis qu’en fait cette flûte que j’ai si longtemps délaissée pour la passion de l’écriture, mais aussi par lassitude et par manque d’énergie, a eu un rôle bien plus important dans ma vie qu’il ne semble à première vue. Outil de socialisation, mais aussi de structuration intellectuelle et morale, d’éveil au monde, à la musique et aux arts, c’est sans doute un peu grâce à elle que je suis la personne que je suis.
Et puis, la prendre dans mes mains me fait rajeunir de 20 ans. Comme dit mon voisin retraité du coin de la rue : « vous jouez d’un instrument, ça conserve la jeunesse. Il en faut de l’énergie pour pratiquer ». Une fontaine de jouvence, ma flûte ?