J’ai rencontré un cousin d’Amérique du Facteur Cheval à Los Angeles, ou du moins son œuvre et sa descendance spirituelle. C’est un ouvrier immigrant italien qui répondait au nom de Simon Rodia.
Après avoir bourlingué du Nord au Sud, il fit l’acquisition d’un minuscule lopin de terre de forme triangulaire coincé entre une route et une voie ferrée dans le quartier pauvre et noir de Watts, Los Angeles. C’est là qu’il s’est posé en 1921 à l’âge de 42 ans, s’est frotté les mains, affuté ses outils, construit sa maison et s’est lancé seul dans l’œuvre de sa vie : une cathédrale flamboyante et bigarrée d’où s’élancent des tours invraisemblables, flèches gothiques d’une incroyable fierté dominant l’étendue rampante de pauvres maisons à un étage qui constituent le quartier de Watts abandonné à sa misère et sa désespérance.
Cette cathédrale laïque est aujourd’hui leur fierté. Sa structure constituée de métal, de verre de bouteilles, de morceaux de faïence ou de tout matériau que notre artiste a trouvé à son goût ou utile à son œuvre, semble défier toutes les lois de la pesanteur et faire un pied de nez aux tremblements de terre.
Du haut des 22 mètres de sa tour centrale, elle a vu flamber son quartier dans les émeutes raciales des années 50 et elle a résisté. On voulut l’abattre, la pensant dangereuse. On accrocha d’énormes filins d’acier à sa structure tirés par de puissants camions, et elle a résisté. Comment mieux dire que ces tours de Watts sont un symbole de résistance ? De résistance de l’homme au plus bas de sa condition à l’écrasement ? Seul, il l’a bâtie seul, sa cathédrale, de ses seules mains et sans un sou. Lorsqu’on voit une telle chose, on se dit que tous les miracles sont en l’homme, qu’il est le lieu où espérer. Il commença cette œuvre en 1921 et lorsqu’elle fut terminée, c’était en 1954, il avait 75 ans, il ramassa ses vieux outils et s’en alla.
Cet homme signa son œuvre avec l’empreinte de ses outils car il ne savait ni lire ni écrire. Il ne connaissait pas plus le Facteur Cheval que Gaudi dont son œuvre semble étrangement proche. Il avait seulement un projet et l’a réalisé. Pendant les 33 ans où il travailla sans relâche jour et nuit, ce petit homme rebelle et basané à la trogne de pionnier du far-west, fut lui-même considéré dans son quartier comme une sorte de monument humain. Il s’autoproclama ministre et, à la barbe des autorités, il pratiquait des mariages dans sa cathédrale en toute illégalité.
Il conduisait en trombe une voiture sans permis, mais avait construit sous sa cathédrale un garage secret et jurait sur ce qu’il avait de plus cher devant les policiers persuadés de l’avoir vu au volant du bolide qu’il, n’avait jamais possédé aucune voiture. Sur ce qu’il avait de plus cher… Que lui restait-il d’autre que sa cathédrale ? A la suite de la mort de sa petite fille lorsqu’il était encore jeune, il s’est adonné à l’alcool, partant à la dérive, et sa famille s’est éloignée de lui. Et si le secret de cette cathédrale bâtie par un homme brisé de solitude était en fin de compte un mausolée pour une enfant défunte. ? J’en ai le sentiment. Et lorsque je vois ces enfants accueillis et jouant en bas de ces tours dans ce lieu qui leur est consacré, je suis certain que ce sentiment est largement partagé.
Ici, j’ai rencontré des gens d’une belle humanité, à commencer par Rosy Lee la conservatrice du musée constitué sous ces tours et tout son personnel, ce policier souriant attaché à la surveillance de cet endroit sensible du quartier de Watts où des gangs courent les rues, si heureux d’échanger avec moi en français, et puis Howard Marshall, un des artistes attachés à ce lieu qui y expose son œuvre.
En quittant le quartier de Watts, je suis allé down-town admirer les richesses architecturales du Disney Center et les hautes tours dominant le Moca, abritant son musée d’art contemporain. Je me suis alors demandé lesquelles de ces réalisations ou de celles de Simon Rodia me rendaient le plus fier d’être un homme.