100° Fahrenheit, ou en Celsius 37, 2° ce matin à l’ombre de la terrasse du motel de Panamint Springs où une serveuse peu accorte vient vous flanquer sur la table des œufs brouillés impropres à vous réconcilier avec les réveils matinaux, et un café approximatif que même George Clooney faisant assaut de tout son charme n’arriverait pas à refiler à la plus fondue de ses admiratrices, même en la payant. On a effectivement envie de lui jeter comme dans cette fameuse pub caféière : « what else ? » Rien, rien que cette rue qui poudroie et cette station service en contrebas au prix d’essence exorbitant, rattachée à ce sans complexe hôtelier et dont le patron bedonnant, casquette vissée sur la tignasse grise et en bleu de travail de garagiste, vient de sortir pour traverser la rue, une canette de bière à la main, pour s’aller l’enfiler légèrement titubant (sans doute pas la première de la matinée) à l’ombre d’un palmier assoiffé.
La peu accorte serveuse est sans aucun doute sa fille, et ce jeune homme lunaire qui ramasse les poubelles avec son air de je-n’y-suis-pour-personne, deux écouteurs enfoncés dans les oreilles pour l’isoler du monde à coups de décibels, sans doute son fils. On les croirait contraints de bosser là par ce père alcoolique et abusif, et je me vois dans le décor du film U Turn, sous-titré « ici commence l’enfer », décor au milieu de nulle part où tout peut arriver. A ceci près que cette serveuse sans grâce n’est pas Jennifer Lopez. Justement, elle me tend une note encore plus salée que ses œufs brouillés. En bas il est écrit que le service n’est pas compris. Encore heureux me dis-je gardant le pourboire sec au fond de ma poche puisqu’elle n’a pas compris le sourire dans son service.
Ma voiture pourtant assoiffée ignore bravement la station service attrape gogo et file étonnamment silencieuse en plein cœur de l’enfer, Death Valley. Il fait maintenant 50° à l’ombre et ce vent du désert qui vous enflamme dans son manteau brûlant. En haut d’une montée m’attend un banc solitaire où le fantôme d’Antonioni contemple la gueule béante de l’enfer. Un paysage fantastique d’une beauté abrasive. Nous sommes à Zabriskie Point. Un point de non retour, un point de grand vertige. Ce film et moi, nous nous sommes tant aimés, et me voici dans son décor. Feed-back sur années 70, révolte d’une jeunesse assoiffée de justice et affamée de vie, de rêve et d’utopies.
Emeutes raciales, sans doute dans le quartier de Watts. Un étudiant noir est tué. Notre héros assiste au meurtre. Recherché, il fuit dans le désert et, à ce point de non retour, Zabriskie Point, rencontre une jeune femme enflammée avec laquelle il rêve le monde. Quel plus beau décor, plus juste et plus parlant pour un tel film que Zabriskie Point dont il porte le nom ? Ici rien ne semble impossible, la terre elle-même semble se rêver dans ce non-lieu, cette utopie géologique. Je m’assieds à côté du fantôme d’Antonioni et je refais son rêve.
Curieux comme ces films cultes dont les héros sont de jeunes révoltés en appellent au vertige, aux lieux où le monde se retourne sous les étoiles, aux promontoires sans avenir. Au-dessus d’Hollywood se trouve l’observatoire où fut filmée une des séquences clefs de « La Fureur de vivre ». La statue de James Dean y est en bonne place, sous les étoiles observées, et au-dessus du vertige du monde.
Les 9 lettres d’Hollywood collées sur la colline en face semblent vouloir nous rappeler que la vie est un film. Je note que « La Fureur de vivre » a pour titre original en anglais « Un rebelle sans cause ». C’est bien ainsi qu’on qualifia tous ces jeunes gens qui en mai 68, voulaient rêver le monde. Et « what else ? » Qu’en reste-t-il ? Rien sinon la fureur de vivre, encore et toujours, cette dévorante envie de justice humaine, ce défi à la mort et ce désir toujours de refaire sans arrêt le film du monde. Je monte plus haut, je vais au Point de vue de Dante qui embrasse toute l’étendue de l’enfer. En bas une mer de sel, un écran gigantesque où les nuages se font leur cinéma en ombres chinoises. Je descends au fond de la fournaise.
Ce qui me paraissait écran lisse, est un paysage torturé nommé « Le terrain de golf du diable » qui étend ses blocs de sel sur des centaines d’hectares à des dizaines de mètres au dessous du niveau de la mer. Sous cette plaque y coule une eau saumâtre nommée Bad Waters. Je fuis cette fournaise et remonte par l’Artist drive, une route qui dessine une fantastique palette de couleurs sur des pentes torturées avec toutes les ressources des minerais présents dans le sous sol. Quand on s’approche de trop près, on n’y voit rien. Les détails ne parlent pas. Il faut monter toujours monter au point de non retour, à ce lui du vertige. C’est de là-haut qu’on voit l’écran. Les nuages ont raison.