Mon amie Murielle Bloch me fait parvenir ce beau texte sur Haïti que je me fais un plaisir de publier ici.
Haïti ou la santé du malheur
TRIBUNE
Yanick Lahens enseigne la littérature à Port-au-Prince. Le 14 janvier, elle a envoyé un message : «La famille est vivante.»
Par YANICK LAHENS
A 4 heures 53 minutes, le mardi 12 janvier 2010, Haïti a basculé dans l’horreur. Le séisme a duré une minute trente secondes. Debout dans l’embrasure d’une porte, pendant que les murs semblent vouloir céder tout autour, le sol se dérober sous vos pieds, une minute trente secondes c’est long, très long. Dans les secondes qui ont suivi, la clameur grosse de milliers de hurlements d’effroi, de cris de douleur, est montée comme d’un seul ventre des bidonvilles alentour, des immeubles plus cossus autour de la place et est venue me saisir à la gorge jusqu’à m’asphyxier. Et puis j’ai ouvert le portail de la maison. Sur le commencement de l’horreur. Là, déjà, au bout de ma rue. Des corps jonchés au sol, des visages empoussiérés, des murs démolis. Avec cette certitude que plus loin, plus bas dans la ville, ce serait terrifiant. Nous avons tout de suite porté secours aux victimes mais nous ne pouvions pas ne pas pleurer.
Et dans ce crépuscule tropical toujours si prompt à se faire dévorer par la nuit, je n’ai pas pu m’empêcher de poser cette question qui me taraude depuis : pourquoi nous les Haïtiens ? Encore nous, toujours nous ? Comme si nous étions au monde pour mesurer les limites humaines, celles face à la pauvreté, face à la souffrance, et tenir par une extraordinaire capacité à résister et à retourner les épreuves en énergie vitale, en créativité lumineuse. J’ai trouvé mes premières réponses dans la ferveur des chants qui n’ont pas manqué de se lever dans la nuit. Comme si ces voix qui montaient, tournaient résolument le dos au malheur, au désespoir. J’ai parcouru le lendemain matin une ville chaotique, jonchée de cadavres, certains déjà recouverts d’un drap blanc ou d’un simple carton, des corps d’enfants, de jeunes, empilés devant des écoles, des mouches dansant déjà autour de certains autres, des blessés, des vieillards hagards, des bâtiments et des maisonnettes détruits. Il ne manquerait que les trompettes de l’Ange de l’Apocalypse pour annoncer la fin du monde si le courage, la solidarité et l’immense patience des uns et des autres n’étaient venus nous rattacher au plus tenu de l’essentiel…
Une longueur d’avance
A ce principe d’humanité, de solidarité qui ne devrait jamais faire naufrage et que les pauvres connaissent si bien. Pour dire la puissance de la vie. ces vivants si farouchement vivants dans une ville morte. Patients jusqu’à l’extrême limite.Les quelques inévitables pillards systématiquement relayés par la presse internationale ne font pas le poids face à tant de vie et de dignité revendiquées.
Et je tirai ma leçon en pensant à un mot de Camus envoyé par un ami écrivain : «Nous avons maintenant la familiarité du pire. Cela nous aide à lutter encore.» Cet acharnement m’a semblé non point le fait d’une quelconque fatalité (laissons cela à ceux qui voudraient encore par paresse ou dérobade évoquer le cliché d’une Haïti maudite) mais celui d’une suite de hasards qui nous ont propulsés au cœur de tous les enjeux du monde moderne. Pour de nouvelles leçons d’humanité. Encore et encore…
Hasard géologique qui nous a fixés sur la faille dantesque des séismes, hasard géographique qui nous a placés sur la route des cyclones en nous sommant, en sommant le monde de repenser à chacune de ces catastrophes, les causes profondes de la pauvreté. Hasard historique qui nous a amenés à réaliser l’impensable au début du XIXe siècle, une révolution pour sortir du joug de l’esclavage et du système colonial. Notre révolution est venue indiquer aux deux autres qui l’avaient précédée l’américaine et la française, leurs contradictions et leurs limites, qui sont celles de cette modernité dont elles ont dessiné les contours, la difficulté à humaniser le Noir et à faire de leurs terres des territoires à part entière. A la démesure du système qui nous oppressait nous avons répondu par la démesure d’une révolution. Pour exister. Exister, entre autres, au prix d’une dette à payer à la France, au prix d’une mise au ban des nations. Ce qui ne nous a pas soustraits du devoir de solidarité agissante envers tous ceux qui, comme Bolivar en Amérique latine ou ailleurs, au début de ce XIXe siècle, luttaient pour leur liberté. Et puisque nous avons ouvert la terre d’Haïti à tous ceux-là, nous avons une longueur d’avance dans ce savoir-là. Savoir qui se révèle d’une brûlante actualité dans ce moment où, à travers la catastrophe qui frappe Haïti, devrait se jouer la réciproque et pourquoi pas la redéfinition sinon la refondation des principes de la solidarité à l’échelle mondiale.
La Révolution américaine et la Révolution française, contrairement à la nôtre, ont, elles, su faire avancer la question de la citoyenneté. Nous n’avons pas su user de la constance et de la mesure qu’exigeait la construction de la citoyenneté qui aurait dû mettre les hommes et les femmes de cette terre à l’abri de conditions infra-humaines de vie. Parce que la démesure a ses limites, la glorification stérile du passé comme refuge aussi. Qu’on se souvienne de Césaire qui fait dire à l’épouse du roi Christophe, dans la tragédie du même nom, de prendre garde que l’on ne juge les malheurs des fils à la démesure du père.
Sur un pied d’égalité
En dépit de ces limites-là, en dépit de sa pauvreté, de ses vicissitudes politiques, de son exiguïté, Haïti n’est pas une périphérie. Son histoire fait d’elle un centre. Je l’ai toujours vécu comme tel. Comme une métaphore de tous les défis auxquels l’humanité doit faire face aujourd’hui et pour lesquels cette modernité n’a pas tenu ses promesses. Son histoire fait qu’elle dialogue sur un pied d’égalité avec le reste du monde. Qu’elle oblige encore aujourd’hui à la faveur de cette catastrophe à poser les questions essentielles des rapports Nord-Sud, celles aussi fondamentales des rapports Sud-Sud, et à ne pas esquiver les questions et les urgences de fond. Qu’elle somme aussi plus que jamais ses élites dirigeantes à changer radicalement de paradigme de gouvernance. Tous les symboles déjà faibles de l’Etat se sont effondrés, la population est aux abois et la ville dévastée. De cetteTabula rasa devra naître un Etat enfin réconcilié (même partiellement) avec sa population.
Mais Haïti donne une autre mesure tout essentielle du monde, celle de la créativité. Parce que nous avons aussi forgé notre résistance au pire dans la constante métamorphose de la douleur en créativité lumineuse. Dans ce que René Char appelle «la santé du malheur».Je n’ai aucun doute que nous, écrivains, continuerons à donner au monde une saveur particulière.
Port-au-Prince, Haïti, dimanche 17 janvier 2010
Pour info, je vous copie-colle ci-dessous le message que je viens de recevoir de la Librairie Folies d’Encre de Montreuil (93), qui reçoit Yannick Lahens vendredi prochain 29 janvier.
Amitié
JJB

La librairie Folies d’encre
vous invite
le vendredi 29 Janvier 2010
à partir de 18h30
à une rencontre
avec
Yannick Lahens
et une lecture de son livre
“La couleur de l’aube”
Éditions Sabine Wespieser

Yanick Lahens vit à Port-au-Prince où elle prend une part active dans l’animation culturelle et l’activité citoyenne. Son œuvre, ancrée dans la réalité haïtienne, est une littérature de l’engagement, de la révolte et de la volonté de vivre incarnée par des voix de femmes: sans aucun doute, cette auteure est une des “grandes” de la vivace littérature haïtienne, à l’égal des Lionel Trouillot, Dany Laferrière, Frank Etienne et Gary Victor… “La couleur de l’aube” est un coup de cœur “Folies d’encre”, et a reçu fin 2009 le prix RFO.
Dans La couleur de l’aube, Yanick Lahens, en dépeignant avec une remarquable économie de moyens le destin d’une famille hélas ordinaire, construit l’allégorie d’un pays où la monstruosité voudrait se faire loi. Mais sa langue, à l’égal des chants, est sensuelle, mélodique et rythmée, laissant dans l’espace du désarroi, une éternelle place d’amour.
Pour parler d’Haïti, lieu ou s’enchevêtrent tourments, humanité, désespoir et rage de vivre, pour parler de la catastrophe de ces derniers jours, nous accueillons aussi Sabine Wespieser (éditrice de Yanick Lahens et d’un autre auteur haïtien Jean Claude Fignolé).

Lecture par les Fabulous lecteurs of Montreuil
Buffet

Librairie Folies d’encre
9 avenue de la Résistance
93100 Montreuil
01 49 20 80 00
Métro Croix de Chavaux