40 ans de la francophonie

Vous me direz: « quel egosystème cet Alain Foix », mais tant pis, cette affiche, je la trouve trop bien, alors je la publie.

Invité par l’Institut Français et par le Ministère des affaires étrangères Roumain, j’ai donné quelques conférences et fait plusieurs rencontres avec les étudiants des universités, des collégiens et lycéens de Bucarest et Timisoara. Très belles rencontres, chaleureux accueil et un vrai intérêt pour la langue française et ses productions littéraires.

Ci- dessous, quelques liens, conférences, articles et interviews reflétant ces rencontres:

Bucarest hebdo

conference-alain-foix-mardi-23-mars-a-l-institut-francais-de-bucarest

Jetez un oeil sur le discours du Président Sarkozy dans la même page. Ca vaut le coup d’oreille.

Et aussi:

9596-L-ecrivain-Alain-Foix-en-Roumanie

rencontre-avec-alain-foix-mercredi-24-mars-10h-au-lectorat

Le texte de ma conférence:

Eloge de l’imperfection

1- Erasme et l’utopie d’Europe

Imaginons Erasme, Erasmus, errans mus, le rat errant comme l’appelait Luther avec mépris. Imaginons l’auteur de l’Eloge de la folie, parcourant l’Europe à cheval, la plume au vent, au-dessus de l’écritoire qu’il installa à même la croupe de l’animal.

Il écrit au rythme de son trot, corrigeant le manuscrit d’Utopia que lui a confié son ami Thomas More. Utopia, ce lieu qui n’a pas lieu, et qui n’a pas de lieu (u-topos), qui n’est que déplacement, déport, projection du réel vers l’imaginaire.

Utopia est une île, une île hors de tout centre, une île qui est son propre centre. Un espace excentrique déplaçant le réel vers la terre de l’imaginaire.

Utopia est une folie. Folie est aussi le nom qui désigne un abri. Utopia est abri, l’abri de l’impensé, peut-être même de l’impensable pour la raison raisonnable. Abri protégeant  la pensée des prétentions de la Raison constituée, de ses fausses évidences. Une folie qui rit comme un cheval hennit, et qui se moque de la Raison et de la vertu empesée, artificielle, amidonnée et sèche des mandarins, ayatollahs et autres donneurs de leçons. Une folie au galop. L’imagination est son  mouvement, l’utopie sa destination.

Et la folie déplace le philosophe, le dérange, le décentre, le désaxe, car elle est le lieu de la création, expression de l’original, la pente, la déclinaison d’où surgit le nouveau.

C’est le clinamen de Lucrèce cet axe incliné du monde qui fait que tout n’existe qu’en se jouant de la verticale et se moquant du droit. Désaxer est toujours ouvrir l’espace d’un nouveau chant.

Celui qui chante annonce le lever d’un nouveau jour. Ce nouveau rameau, ce Neveu de Rameau, cet original, cet énergumène qui chante et danse sur la rage et sur l’écume des jours, le philosophe Diderot dit ne pas l’apprécier. Il prend sa distance avec lui. Lui, c’est lui, moi, c’est moi. C’est pourtant par sa bouche toujours tordue, par sa parole forcément déplacée, ses commentaires non autorisés, que le philosophe dit des vérités qui dérangent, sortant du rang de la pensée droite, unique dirait-on de nos jours, unidimensionnelle disait Marcuse.

Et Erasmus, le rat errant, écrit sur le cahot des routes nouant le fil de ses pensées par les carrefours et les chemins sans fin. Il rêve d’une perle baroque trouvée sous le sabot de son cheval.

Baroque, oui, c’est ainsi qu’on nomme une perle aux rondeurs imparfaites qui roule et danse et se créant un centre à chaque volte, qui magnifie la lumière par le prisme de chacune de ses imperfections. Une perle comme un individu à la fois unique et multiple.

Il rêve de l’Europe, une utopie, un impensé, une folie, une unité créée par le divers. Combinaison en une seule île de tous les horizons. Une perle baroque. Un rêve qui roule sous le sabot de son cheval, une rolling stone qui chaloupe et rebondit à chaque aspérité du terrain, rendant hommage à la surface complexe, chaotique et cabossée du monde.

Et c’est Shakespeare, fils spirituel de Thomas More qui la ramasse, cette rolling stone,  l’élève à la lumière, y scrute les ombres de l’être et du non-être. Et c’est le fou qui parle encore entre Hamlet sur ses remparts et le grand rire profond des fossoyeurs car le haut parfois est en bas et la bassesse souvent sur les hauteurs.

Le monde ne tourne pas rond, et la folie atteint les plus puissants, les esprits les plus droits et les âmes les plus claires.

Iago a raison d’Othello, l’infâme Aaron dans Titus Andronicus, révèle au plus profond de ses ténèbres, au cœur sanglant d’une immonde cruauté, une âme faite de lumière et de raison. Au sein de la Tempête, c’est la folie de Caliban qui est le parangon de la raison, et sous les ors de Buckingham l’affreux boitement de Richard III bat une mesure de guerre au milieu de la ronde gracieuse d’un temps de paix.

De Venise à Copenhague et de Prague à Stratford le grand maître du théâtre du Globe convoque au banquet de l’Europe toutes les parties de l’univers.  Sur le théâtre des opérations, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique apportent à l’espace guerrier des scènes d’Europe les fruits incomparables et bariolés de la richesse du monde et de son utopie.

Et sur cette scène utopique, c’est le personnage lui-même, l’individu tout à la fois unique, multiple et universel dans sa particularité qui en est l’hôte. Une scène comme une auberge espagnole, comme un immense potlatch, un pot commun où chacun y apporte ce qu’il a de plus précieux, c’est-à-dire au fond lui-même. Un pot au feu, un melting-pot, une feijoada brésilienne, un colombo créole au sein duquel mijote toute l’âme de l’homme en son intraitable multiplicité qui fait son unité.

C’est à ce riche banquet qu’au crépuscule de sa course effrénée rêvait le cavalier Erasme. Banquet d’Europe galante et conviviale dont la richesse se fonde sur la gratuité du don, c’est-à-dire du sens et, partant, de l’humain qui ne peut être objet d’aucun commerce, c’est-à-dire encore en dernière analyse de la Culture.

Culture comme perle sauvage, baroque et imparfaite en son essence et sa beauté et dont le non fini, l’inachèvement toujours recommencé, renvoie à l’infini du monde.

Culture comme socle toujours en mouvement d’une belle Europe qui danse et ne s’assied à la table commune que pour parler de tous. Culture dont le centre est partout et la périphérie nulle part, qui roule et rebondit sans cesse sur l’indivisé des actes, des situations, des paroles et créations singulières comme autant d’accidents nécessaires qui font la vie en son insaisissable richesse.

Une Culture toujours en mouvement, forcément en mouvement, pour que son bouillon tourné en multiples saveurs, ne se fige et retombe en grumeaux d’identités fermées. Une Culture, accommodée et épicée des cultures multiples, mais qui ne se résout pas à n’être que la somme de leurs identités figées, de leurs soustractions aux autres.

Une culture mise en mouvement par la danse commune et insaisie des sujets. Sujets dont la liberté fondamentale bouscule l’inertie des communautés. Une Europe qui permet d’être soi en sortant de soi, se libérant des nous déterminants et des identités fermées, sans porte ni fenêtre.

Etre vraiment soi, c’est sortir de soi, comme tout bon comédien, tout bon danseur ou musicien, tout vrai penseur. C’est se décentrer, s’excentrer, se déplacer, s’ouvrir à l’infini, à l’indéfini, prendre le risque de l’imparfait, comme promesse du futur, d’une perfectibilité, d’un à venir jamais tout à fait décidé.

2- De la francophonie comme utopie de la diversité

Penser vraiment l’Europe, ne serait-ce pas en ce sens initié  par Erasme comme penser la francophonie ? C’est  à dire penser la Culture qui convoque les nations comme forces d’agrégation de volontés individuelles, d’appartenances voulues, désirées et décidées par des sujets conscients et libres. L’Europe comme la francophonie c’est donc le déplacement, le décentrement, et c’est la crise.

Crise car elle ne peut qu’être utopie en marche, bousculant le réel, posant question aux nations, à toutes les identités qui doivent sans se renier affronter le vertige de leurs propres limites, de leurs imperfections mises en lumière.

La francophonie comme l’Europe des nations est un collier de perles baroques.

Elle est un concert dans la mesure où chaque interprète, chaque instrument, chaque note et chaque timbre, ne déploie son identité que dans la résonnance d’avec les autres.

Un tel concert libère l’individu de la seule force agrégative de sa nation, crée une force centrifuge, l’ouvre à un ensemble plus large auquel il participe en apportant à la fois sa liberté de sujet et les déterminations, les particularismes du paysage alors ouvert de sa nation. Il met en valeur le fait que son identité n’est pas simplement expression de sa nationalité, mais l’ordre des choix individuels qui font sa personnalité, le font un interprète toujours irremplaçable de la partition du monde.

La francophonie comme l’Europe sont de nouveaux espaces de liberté, mais aussi de responsabilité devant un monde s’ouvrant encore, toujours, toujours-déjà indéfini. Comme du temps d’Erasme, notre planète est en crise d’identité, une crise topographique, une crise universelle où les vieilles nations enfermées dans leurs histoires, leurs cultes et leurs frontières sentent en elles l’irrésistible érection devant un monde nouveau.

Comme un éveil adolescent, elles pressentent la nécessité de ce passage vertigineux d’un monde clos à un univers infini. On dirait aujourd’hui « mondialisé ».

Il se lève de nouveau un besoin d’utopie. Une utopie nouvelle et vierge, car les autres furent violées. Violées par les dictatures et les totalitarismes, violées aussi par le commerce faisant de l’homme non plus le sujet mais l’objet de son profit, violé par la spéculation et la « profitation ».

Depuis Caliban de la Tempête de Shakespeare, le noir, l’indien, l’étrange étranger, virent leur sueur et leur sang échangés contre perles de pacotille sinon des coups de fouet.  Alors se sont levées des nations et des nationalismes, des blasons d’identités guerrières léchant le sang des coups de fouet sur leurs corps maltraités.

3- La francophonie et l’Europe comme alternative de paix par la diversité même.

Alors se sont levées l’Europe comme nouvelle danse des nations, et la francophonie comme une alternative possible à la colonisation.

De nouvelles rondes, des danses baroques dont le centre est partout et la périphérie nulle part. De nouvelles utopies, jamais finies, toujours à réaliser.  Et les danseurs de ces rondes là luttent avec toute la grâce nécessaire et toutes leurs distinctions contre la pesanteur et l’inertie de leurs nations qui cependant constituent le sol de leur élévation.

Si cette danse est un rêve, alors, comme disait Nietzsche, rêvons le jusqu’au bout. Rêvons le jusqu’au bout sachant toujours qu’au milieu de la ronde comme dans le cœur de l’homme, il y a toujours ce boitement, ce diable dans la musique, diabolus in musica, un hideux Richard III dont le dessein, la raison d’exister, est toujours d’abaisser cette ronde en une affreuse danse guerrière.

Alain Foix

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