Les baleines de Philadelphie

Nous remontons l’avenue des arts épuisés et heureux. Surtout les filles et les deux chorégraphes Manuèle Robert et Myriam Hervé. Dans l’immense et magnifique théâtre Merriam de Philadelphie, elles viennent de danser la première de cette soirée française que les organisateurs ont curieusement appelée (in french) « Laissez faire ». Soulagées aussi car elles ont frisé la catastrophe. Les techniciens ici, très professionnels mais très branchés sur leurs chronomètres, n’ont pas vu que toutes les filles n’avaient pas eu le temps, en quelques secondes, de changer de costume entre deux pièces et ont lancé la musique. Panique. Celles qui étaient prêtes se sont lancées à temps, les autres ont suivi dans le tempo pour rattraper la mesure et la synchronie des gestes, faisant preuve d’un formidable professionnalisme pour leur jeune âge et d’un sang froid à toute épreuve. Je n’y ai vu que du feu. Manuèle qui connaît Mechanical Organ, cette pièce d’Alwin Nikolaïs par cœur, puisque c’est elle qui l’ a remontée ici, a poussé un petit cri. Catastrophe ! Mais non. Applaudissements à tout rompre. A la sortie, une ancienne danseuse de Nikolaïs qui, elle-aussi connait cette pièce sur le bout des doigts, est venue la féliciter. On lui raconte la mésaventure. Elle est étonnée. « Mais non, dit-elle, ça ne s’est pas vu. C’était parfait ». Lorsqu’on est dans les coulisses ou dans la salle devant son propre spectacle, on voit tous les défauts. On ne voit qu’eux d’ailleurs. Notre sens critique affûté par le stress cherche la perfection formelle. Il y a toujours un petit quelque chose qui cloche. Décidément la matière comme disait Descartes résiste toujours à la forme et à l’idée. Elle y met son grain de sel, sa part d’impondérable, sa dimension événementielle. C’est ce qui fait le charme singulier du spectacle vivant : ce risque du présent, de l’immédiat qui suppose toujours une part d’improvisation, c’est-à-dire d’intelligence du moment. Mais cela est aussi vrai d’une autre manière dans les autres formes d’art et dans la littérature. Il est un moment où on ne peut pas toujours tout tenir. Certaines phrases ou paragraphes résistent. On a beau repasser et lisser sans cesse, on reste insatisfait. Il arrive un moment où il faut lâcher, « laisser-faire » comme dit le titre de cette soirée. Car c’est parfois cette matière résistante qui a raison et donne du poids à ce qui est écrit. Le lecteur n’est pas critique à la manière de l’auteur devant sa propre œuvre. Il voit souvent l’essentiel pendant que l’artiste s’attarde encore sur les détails que personne ne peut voir à part lui-même. On ne joue pas, on n’écrit pas, on ne peint pas que pour soi même. Il faut admettre que la part d’imperfection visible au microscope de l’auteur fait partie du partage avec le spectateur ou le lecteur, une valeur ajoutée en quelque sorte par la matière elle-même. Voilà pourquoi je ne suis pas cartésien. J’ai confiance en la nature, en l’événement en ce qu’ils portent de dialogue entre les hommes. De manière horizontale, et non uniquement verticale entre Dieu (projection de toute perfection) et l’artiste qui, parfois, ne voudrait ne dialoguer qu’avec lui. Dialogue finalement solipsiste, entre soi et soi-même.

Dans un renfoncement de la rue des arts, les baleines échouées de Philadelphie, dansant leur curieuse danse des matières au milieu des immeubles, nous rappellent dans leur chant silencieux, la nécessité de préserver toujours par l’art lui-même la nature au milieu de notre monde humain, de « laisser faire » la nature.

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