Le récit du monde, histoires d’identités

Tandis que les voiles des derniers arrivants de la route du rhum se profilaient à l’horizon, s’ouvraient les deuxièmes rencontres caribéennes de théâtre associées à la treizième édition du Fence meeting.

Après les discours d’usage prononcés par Bernard Lagier, Président d’ETC_Caraïbe,  Danielle Vendée, sa directrice et moi-même, nous avons demandé à Michel Bangou, ancien directeur de l’office municipal de la culture de Pointe-à-Pitre, éminent homme de culture et référence incontournable de l’action culturelle locale et caribéenne de ces 40 dernières années, de nous brosser un tableau du contexte général, historique et culturel dans lequel nos auteurs invités étaient accueillis. Alors immédiatement les voiles de la route du rhum semblèrent grandir à l’horizon et se rapprocher de l’ajoupa dans laquelle nous étions réunis. Ces voiles de la route du rhum, symboles de la découverte par Christophe Colomb de l’Amérique, reçurent tout à coup un vent contraire, une véritable bourrasque. Quelle  prétention en effet. L’Amérique avait-elle attendu Christophe Colomb pour être découverte ? Ne devrions nous pas plutôt dire : « Et l’Amérique découvrit Christophe Colomb » ? Les indiens caraïbes et toutes ces tribus nomades qui depuis le détroit de Béring  jusqu’au fin fond du Pérou voyaient leur histoire gommée purement et simplement par cette affirmation aussi déclamatoire, incantatoire que réductrice.

photo Sarah Dickenson

Mais ce sont les Africains, transplantés de force dans ces îles paradisiaques où ils connurent l’enfer qui par l’adoption de leurs savoir-faire, de leurs culture, et par le marronnage les mettant sous la protection au cœur sombre des forêts de ces premiers habitants de l’île qu’on nomme ici les vieux-habitants, qu’a perduré et s’est transmise une mémoire, une culture amérindienne en passe de s’éteindre. Empruntant les canoës de la transhumance indienne, nous avons parcouru avec Michel Bangou toute l’histoire de l’arc caribéen en un seul trait. Arc caribéen se retournant vers l’Afrique et tendu par l’Europe, créant une tension dialectique et historique dont nous ne sommes pas encore sortis.

photo Sarah Dickenson

Alors un visage se profile à l’horizon,  celui de Toussaint Louverture le libérateur d’Haïti, suivi d’un autre visage portant bicorne : Napoléon. C’est à ce point que s’ouvrent le dialogue et la question. Il est question de dialectique du maître et de l’esclave, du dépassement nécessaire d’un moment historique dont nous avons encore du mal à sortir. Il est question du pardon, concept difficile sur lequel on s’achoppe et s’oppose. Et derrière lui, l’opposition jamais éteinte entre passion et raison.

L’après midi vient la question de la périphérie. Qu’est ce qu’un auteur périphérique ? Périphérie : mythe ou réalité pour l’auteur dramatique ? L’Europe comme l’enjeu de la périphérie. L’auteur caribéen à la périphérie de qui, de quoi ? Après une brève introduction de ma part touchant à la question de l’opposition entre l’unité centralisatrice du théâtre classique et la multifocalité du théâtre baroque comme matériau contemporain rendant compte de la décentralisation du monde, Oumar Ndao, auteur  et directeur des affaires culturelles de la Ville de Dakar pose la question de l’imagination théâtrale face à un monde dont la réalité dépasse parfois la fiction. Il nous introduit alors au cœur de la question dramaturgique et de sa nécessité sociale et politique. Comment lutter contre le récit du monde qui sous le masque de la réalité et de l’actualité produit une idéologie qui veut s’imposer comme représentation réelle du monde ? Et si ce récit du monde produit artificiellement des identités et des modes d’acceptation de ces identités imposées de manière extérieure, qu’est-ce donc que l’identité véritable ?

photo S. Dickenson

Alors vient la question de l’imagination comme productrice d’identité. A ce point je fais remarquer qu’il est nécessaire et fondamental de distinguer  les données de l’art et celle de la culture. La culture est l’ensemble des connaissances et comportements expressifs et perceptifs à un moment de l’histoire d’une civilisation ou simplement d’un groupe humain. C’est une donnée sédimentée dans laquelle surgit l’art et sur laquelle il s’impose. L’art en ce sens s’oppose à la culture pour recréer de nouvelles données culturelles. C’est une négation déterminée et non absolue puisqu’un individu s’exprime toujours à partir d’un humus culturel. Mais l’art est la dimension même de sa liberté. Il est l’expression d’un sujet qui s’empare des contraintes culturelles pour questionner la culture et par-delà le monde. L’art transcende la culture par sa dimension singulière, mais cette singularité touche immédiatement à l’universel. L’artiste ne doit donc pas se laisser prendre au piège de la culture comme volonté de le soumettre à l’identité collective. L’artiste qui se réfère unilatéralement à sa culture comme matrice indépassable de son œuvre produit bien plus de l’idéologie que de la création artistique. C’est un agent de la folklorisation de sa culture donc de son inertie de sa mise en bière.

Le soleil couchant et la danse déferlante des vagues sur la plage ont clôt ce débat d’ouverture dont la richesse toujours renouvelée au cours des débats suivants, ne fut jamais démentie. Hélas, un problème informatique m’empêcha comme je l’avais promis, de tenir la chronique de nos rencontres. N’ayant pas pris de notes, peut-être y revendrai-je lorsque ma mémoire me donnera le feu vert pour rendre compte aussi fidèlement que possible de nos échanges.

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