Sauvons les faux-départs

Ce dimanche 28 Août, j’étais, comme tout passionné d’athlétisme, rivé devant mon téléviseur à 13h 45 précises en attendant le départ du 100 mètres hommes. L’événement avait lieu juste avant la diffusion à 14h sur France-Inter de mon entretien préenregistré avec Paula Jacques. Entretien au cours duquel elle m’a longuement interrogée sur mon enfance. Tout compte fait

Alors, après avoir hurlé de dépit devant ce calamiteux faux-départ éliminatoire d’Usain Bolt, super favori, il m’est revenu à l’esprit ce mot de Descartes repris plus tard par Frantz Fanon : « le malheur de l’homme est d’avoir été enfant ».

Pourquoi cette pensée ? L’enfant est, selon Descartes pris dans la contingence et les errements des passions dues à cette machine immature qu’est son corps soumis à des pressions d’énergie et un sang surabondant (cf Descartes, Les passions de l’âme).

Le corps de l’enfant est donc ce labyrinthe initial d’où doit s’évader l’âme adulte par la force de sa volonté qui est par nature infinie (non finie). La volonté, par son infinitude étant, selon ce philosophe, la seule dimension que nous partageons avec Dieu.

Un monde parfait serait donc un monde sans enfance, sans errements de l’âme dans la mécanique des passions. Un monde sans faux-départ. Un monde donc où l’erreur serait abolie, car la cause principale de l’erreur est l’illusion, et l’illusion est ce qui caractérise le mieux l’état d’enfance qu’il faut sans cesse corriger pour faire l’homme.

Ainsi, me dis-je, pour l’homme du mass-média, le malheur, c’est l’enfance des hommes et des événements. Il faut arriver à produire immédiatement le produit final. Supprimer les faux-départs, les bégayements et les errements. Le spectateur (il veut dire l’annonceur) veut un 100 mètres compris entre 9, 7 et 10,5 secondes. Le produit doit être livré dans les temps et dans son package. Qu’importe l’ivresse, pourvu qu’il y ait le flacon. C’est une question de raison, de volonté et d’efficacité (il veut dire d’argent). Supprimons donc les faux-départs. Supprimons l’erreur qui fait perdre du temps (de l’argent). Allons droit à la perfection du produit. Jetons d’emblée l’ivraie et gardons le grain, jetons la bagasse et gardons le sucre. Le reste n’est pas à vendre. Le réel, quel ennui ! L’idéel et le télévisuel, voilà l’être en soi dans sa vérité. Ainsi, exit Usain Bolt.

Manque de chance, c’était lui le produit. C’est embêtant, surtout pour les annonceurs qui comptaient mettre le paquet derrière la victoire annoncée. Voilà notre Usain Bolt relégué au rang des délinquants juvéniles. Ceux des faux-départs. Ceux dont on détecte dès le prime âge qu’ils sont nés hors-la-loi et ont le vice en eux. Vous savez, ceux « qui pâlissent au lieu de pleurer (qui) est ordinairement une marque de mauvais naturel : à savoir lorsque cela vient de ce qu’ils sont enclins à la haine ou à la peur » (Descartes, Les passions de l’âme, article CXXXIV Pourquoy quelques enfans palissent, au lieu de pleurer). Il faut des lois pour ces délinquants du faux-départ. Des lois d’exclusion et d’élimination directe les empêchant de nuire à la société idéelle télévisuelle. Descartes l’a rêvé au XVIIe. La politique spectacle du XXIe siècle le fait. Car c’est évidemment l’image (dépouillée de tout sentiment d’illusion et conduisant au réel, au vrai selon Saint Média) qui conduit le politique et l’économique.

Mais prenons un 100 mètres dans son état de nature (c’est-à-dire hors petit écran). Les sprinteurs sur les starting-blocks sont comme des chevaux tenus par le guide de la loi et de la raison. Ils savent qu’ils ne  doivent pas partir avant le coup de feu. Mais le sang (celui qui, chez Descartes, cause les larmes et toutes sortes de vapeurs) est en ébullition. La volonté tient les rênes mais certains se cabrent. La pression est intense : 365 jours de travail, d’espérance et de rêve, comprimés sur une ligne de 10 secondes. Il y a comme pour tout chef-d’œuvre du brouillon, des errements, puis le trait définitif. Il y a des faux-départs. Cela fait partie de l’état de nature d’un 100 mètres, son état d’enfance. Puis c’est le coup de feu définitif. Tous partent comme un seul homme. Certains plus vite que d’autres. Tous savent que tout se joue dans les 30 premiers mètres qui sont l’enfance du 100 mètres. Le reste n’est qu’ajustement, gestion et développement de l’acquis. De l’expérience aussi. Dans ces 30 premiers mètres, il y a de la recherche, du tâtonnement, mais surtout la mise en œuvre d’un potentiel, d’une énergie. Ceux qui sont partis les plus vite ne sont pas nécessairement ceux qui seront les premiers car ils n’ont pas forcément structuré et déployé tout ce potentiel qui demande une certaine patience pour sa mise en acte. L’enfance du100 mètres est aussi la patience, plus que la précipitation.

Voilà ces 30 mètres passés, et là, l’homme apparaît. D’abord en état d’adolescence. Moment crucial où tout est encore possible, réversible. Il s’agit d’un passage, d’une transformation de données brutes en foulées limpides, sures d’elles-mêmes, conquérantes de l’espace. Cela dure peu. 20 à 30 mètres tout au plus. Passée cette passerelle fragile sur laquelle le sprinteur prend la mesure totale de tout son être, sa dimension et ses fonctions, c’est l’étape finale de maturité. L’homme s’est redressé. Tout l’espace lui appartient, il s’appuie sur le noyau initial de sa puissance et de sa vitesse. C’est à ce moment qu’apparaissent les champions. Certains semblent surgir du diable vauvert et l’on comprend alors qu’ils étaient déjà les premiers bien qu’étant initialement dépassés. Le fruit est mûr et la victoire est à cueillir.

Mais pour cette beauté là, de grâce, messieurs les médiacrates, laissez faire la nature, laissez vivre l’enfance, laissez vivre les faux-départs. Ce pouvoir de conditionnement des événements est un leurre dans lequel vous vivez, une prison d’imaginaire que vous voulez imposer. Mais rappelez-vous qu’avant toute grande révolution le pouvoir (le tsar autant que Louis XVI) vivait dans l’illusion esthétique. L’histoire des arts, de la musique et de la danse nous en fournit les preuves. Une esthétique gommant le réel.

Alors rejetez l’enfance, la vraie, celle des tâtonnements et des erreurs nécessaires. Oubliez la nature, ce réel dans lequel vivent vos consommateurs d’images artificielles, et elle reviendra à la vitesse d’un cheval au galop, bousculant les étals bien dressés de vos produits conditionnés pour consommateur conditionné et idéel.

 

Alain Foix

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