LA DANSE, THEATRE ABSTRAIT

LA DANSE, THEATRE ABSTRAIT

Alwin Nikolais, Tensile involvement

Danse et stylisation

Les anthropologues nous ont montré depuis Marcel Mauss, en passant par Franziska Boas, Marcel Jousse, Ananda Coomaraswamy, Michel Leiris ou encore Jean-Michel Guilcher, que la danse est d’abord, dans sa fonction communautaire,  une stylisation des gestes quotidiens. Cette stylisation est donc une extraction de gestes à partir d’un substrat commun, connu et reconnu par tous.
C’est une abstraction qui dans son effectuation ne se sépare pas de l’élément dont elle est tirée, mais au contraire y renvoie avec force en reliant par le geste l’ensemble de la communauté d’où est issu le mouvement.  C’est la fonction de communication de la danse comme mise en commun (le premier sens donné à ce terme par des économistes du XVe siècle.). La danse est donc dans son abstraction même, partage.
Alors le signifiant de la danse renvoie à un signifié qui se lit dans le corps de tous et de chacun. Et si le danseur par son mouvement écrit sur le corps de sa communauté c’est parce qu’il est en lui-même un corps partagé. C’est un ferment de construction et de consolidation de l’unité humaine telle que chaque peuple, chaque culture se la représente pour elle-même. « Montre moi comment tu danses, je te dirai qui tu es. »
Mais la danse renvoie aussi à l’énigme de l’homme, sa complexité. Elle dessine bien un mur de clôture de la Cité sur elle-même, mais ce mur en son fondement renvoie à la complexité, l’énigme et le mystère existentiels.
« C’est sur les pas des premiers danseurs que fut construit le labyrinthe » écrivit Bataille dans Les larmes d’Eros.
La danse fait signe, mais c’est un signe qui se désigne lui-même. Qui ne renvoie à rien d’autre que lui-même, c’est-à-dire à l’homme comme un miroir énigmatique où il se reconnait en même temps qu’il se questionne.
Elle prend appui sur le signifié, le corps de tous, mais elle s’en sépare en même temps. Elle déploie un sens, non pas une signification, non pas un vouloir-dire. Mais un sens qui se délivre comme celui d’un poème : en le rejouant pour soi. C’est là que se trouve la limite entre danse et récit. La limite de l’usage du concept
de danse comme écriture.

Fred Hayes, illustration-expo-Alwin Nikolaïs

La danse comme dépense

Paul Valéry compare le corps de la danseuse à une pièce de monnaie. La valeur de son corps est sa dépense. L’argent ne vaut que dépensé. Il n’est rien en soi s’il n’est pas d’abord pour l’autre, pour l’échange.
Le corps du danseur est donc un corps abstrait, un corps anticorps. Pour renvoyer au corps de tous, pour se donner, il faut s’abstraire de soi-même.
Artaud parlait de corps métaphysique en voyant danser les danseurs balinais. Le théâtre de la cruauté dont il parlait est un théâtre où l’acteur dit-il « gesticule comme un supplicié sur un bûcher ». C’est un corps qui se brûle, se consume par nature. Qui se donne en s’abandonnant. Il y a quelque chose de christique dans cette saisie de l’acteur. Sa mise en croix en fait celui qui est au centre de tous les carrefours. Il est à la fois le carrefour et l’écartelé, le mis en croix, le crucifié. Il se donne pour tous, aux quatre vents, aux quatre points cardinaux..
Ceci explique en une certaine mesure pourquoi les danses paysannes furent tant rejetées par l’église. Si le danseur est une sorte de christ, le christ est une espèce de danseur. Or il ne peut y avoir deux Christ.
La conception du théâtre d’Artaud rejoint la danse comme théâtre fondamental. Théâtre comme âtre, âtre de Dieu (Theos), comme foyer alimentant l’humain. La danse n’est-elle pas toujours comparée à un feu ?
Elle est encore en ce sens fondamentalement abstraction car comme le feu, elle exprime ce qu’elle brûle.

Merce Cunningham, Beach birds

Les deux abstractions et la question de l’expression.

La danse comme théâtre du monde pose bien-sûr la question du récit du monde. Lorsque Noverre s’insurge contre cette formalité géométrique dans laquelle s’est enfermé le ballet de la fin du XVIIe siècle en opposant la vérité de la nature à l’artifice de la forme géométrique, il défend la nécessité de l’expression comme modalité de l’expression du monde. La vérité en chorégraphie s’impose à la joliesse de la forme. L’asymétrie devient vecteur de sens et de justesse contre le contentement d’un équilibre formel.
Il est ce faisant en accord avec la philosophie d’un Diderot telle qu’elle s’exprime dans Le Neveu de Rameau ou dans ses critiques picturales notamment  lorsqu’il critique le portrait de Campaspe de Falconnet comme faux car il montre une jeune fille sage belle et bien apprêtée, aux traits réguliers. La vérité aurait été de laisser voir dans ce portrait, les rides d’une vie de dépravation.
La peinture comme la chorégraphie doit saisir l’instant de l’expression et non se laisser guider par le désir d’une beauté abstraite et par là artificielle.
Noverre comme Diderot s’opposent alors à l’abstraction comme négation du réel, du naturel. Abstraction cartésienne basée sur le principe selon lequel la nature ou la matière est passive et résiste au vrai et au beau qui est dans l’esprit. L’abstraction géométrique étant expression du vrai et du beau.
Exprimer c’est délivrer. L’âme délivre le beau par l’abstraction géométrique. La beauté d’un théorème est alors de la même essence que la beauté d’un danseur dans l’abstraction de la forme. Le danseur pour Descartes est celui qui, par son ascension vers la beauté, montre une belle âme, c’est-à-dire une âme qui par sa volonté (dimension infinie de l’esprit, la seule qu’il partage avec l’infinité divine) montre la maîtrise de l’esprit sur le corps-matière. Il est la représentation idéale de l’homme comme être qui en son essence, domine la nature.
Dès lors Noverre pose la pantomime comme cœur du théâtre. La pantomime étant la mimesis du tout (pantos), donc de la nature. Il dit « l’imitation ». Mais l’imitation dont il parle n’est pas la reproduction servile, mais ce qu’on ne peut traduire autrement aujourd’hui que par mimesis. Mimesis, capacité de ressaisir en soi un objet dans sa représentation pour rejouer et affirmer l’essence pour soi, à travers soi. Il ne s’agit évidement pas de la conception du mime moderne du type de celui de Marceau qui a pour objet de soumettre le geste au signifiant.
Si dès lors la danse de Noverre se livre au récit et à la narration, c’est qu’elle cherche, au-delà de la signification, le sens profond délivré par le corps et son expressivité. Ceci renvoyant à la notion rousseauiste selon laquelle un geste juste dit plus qu’un long discours.
Ce théâtre chorégraphique de Noverre pose donc la nécessité de la dramaturgie en chorégraphie. Cette dramaturgie étant le déroulement logique des séquences du mouvement. Mais dans sa structure, ce déroulement est moins littéraire que pictural. Noverre le dit : « Le ballet est un tableau » et il ajoute qu’il en est même le modèle. Car l’expressivité d’un tableau est la saisie d’un instant du mouvement. Le tableau raconte une histoire dans sa composition même.
Cette théâtralité chorégraphique instaurée par Noverre sera ressaisie au début du XXè siècle par Rudolph Von Laban. Il mettra en œuvre cette conception de la dramaturgie chorégraphique comme opposé au récit. Il ne s’agit pas tant de raconter une histoire comme dans les ballets de Marius Petipa que d’exprimer un sens. Sens et signification devant là être distingués comme la prose de la poésie. Ainsi dit-il « Le mime est la prose du mouvement, la danse en est la poésie ».

Merce Cunningham, Beach birds

Il y a une logique dans le déroulement dramaturgique en chorégraphie comme il y a une logique en poésie. Mais cette dramaturgie est abstraite en ce sens qu’elle ne raconte pas une histoire et ne peut être soumise à un récit. Cette abstraction là renoue avec les dimensions propres aux danses traditionnelles car la lisibilité du geste du danseur vient du fait qu’il peut être lu par le spectateur qui partage avec le danseur le même matériau gestuel de base qui est dans l’homme et dans l’ensemble de ses fonctions gestuelles. Le mouvement en même temps que son sens est donc partagé grâce au sens kinesthésique.
Et c’est par l’abstraction comme délivrance de l’essence du geste commun que se structure la danse comme telle.
S’il y a de la danse dans les ballets classiques et narratifs. Ce n’est donc pas au cœur de la narration, mais précisément là où elle s’arrête pour laisser place au mouvement lui-même.

Alwin Nikolaïs, imago

Ainsi tout au long de l’histoire de la danse, s’opposent et se succèdent deux conceptions de l’abstraction liées à deux conceptions opposés de  la théâtralité du geste et de son logos.
D’une part une abstraction qui est comprise comme négation de quelque chose (négation du naturel par la géométrie, de l’objet par l’arithmétique ou l’algèbre, négation du récit par le « geste pur »).
D’autre part une abstraction comprise comme déploiement de l’essence du réel et de ses mouvements, et construction d’une logique interne au mouvement par laquelle se délivre un sens abstrait et cependant réel.
Du point de vue contemporain, nous pourrions opposer par exemple la conception de Cunningham comme abstraction qui serait liée à cette première conception à celle de Nikolaïs qui inscrit la danse dans sa dimension dramaturgique et expressive.
Mais ce qui fait la beauté de l’œuvre de Cunningham, c’est que cependant l’abstraction-négation de son geste renvoie toujours au danseur dans sa particularité, sa singularité matérielle, son incarnation individuelle.
Celle de Nikolaïs rejoue l’homme dans son cosmos, et sous l’abstraction parfois totalitaire de ses scénographies, de ses lumières et projections d’images sur le corps, on voit toujours l’individu s’agiter comme un « supplicié sur un bûcher » exprimant jusqu’au dernier moment son être comme volonté inaliénable de liberté.

Alain Foix
Albi, le 18 janvier 2012.

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