Mozart et le tambourin indien

Voici le texte de ma communication du 13 février à la Cité Nationale de l’histoire de l’immigration

Dans le cadre du colloque

Quelles politiques culturelles pour les départements d’Outre-mer

Sujet: La Création et la diffusion artistique en Outre Mer à l’épreuve de l’identité et de l’isolement

 

« Toutes les civilisations ne se valent pas. »

Un mot qu’on pourrait mettre dans la bouche d’un cannibale comparant la chair d’un missionnaire français avec celle d’un anglais.

Lorsqu’on voit tous les trésors de civilisations dont s’est gavé l’occident pour enrichir la sienne, on peut comprendre.

 

Et au philosophe officiel de renchérir sur France Inter « Ben oui, il faut bien admettre qu’entre Don Giovanni de Mozart et un tambourin Nambikwara, il y a une différence ».

Ben oui, entre les torchons et les serviettes aussi. C’est celui qui les confond qui est le rustre. Viendrait- il à l’idée de ce même philosophe de comparer la musique et la danse sacrées de la cour royale de Bali avec les tambourins poitevins, basques ou auvergnats ?

 

De quoi parle-t-on et d’où parle-t-on ?

Comparer sa civilisation à celle des autres suppose en préalable qu’on connaisse bien la sienne.

Lorsqu’on est philosophe, comment ignorer la dialectique historique de Hegel qui inscrit les renversements de l’histoire dans le mouvement des civilisations ?

Comment ignorer la distinction entre le diachronique et le synchronique dont parle Levi Strauss pour distinguer l’état présent d’une civilisation et les divers moments de son histoire ? Comment gommer d’un trait sa notion d’entropie et faire l’impasse sur la constatation de Valéry qui dit qu’il faut bien admettre que les civilisations soient mortelles et que leur principe est le vivant, c’est-à-dire le mouvement ?

 

Elles meurent comme les hommes mais contrairement à eux, la décomposition précède la mort. Aujourd’hui on ferait bien de s’intéresser à l’état de santé de la nôtre qui permet de dire de telles absurdités au plus haut sommet de l’Etat.

Comment ignorer l’apport des Lumières qui au sein même de notre civilisation ont apporté le regard nécessaire permettant de comprendre l’autre dans son humanité distincte et cependant universelle ? Qui ont montré qu’il fallait savoir sortir de soi pour rencontrer l’autre.

 

Dans son « Complément au voyage de Bougainville », Diderot prenant l’exemple d’un missionnaire à Tahiti voulant convertir ce qu’il pensait être des sauvages, montra que pour apprendre à l’autre, il faut aussi apprendre de l’autre.

 

Comment enfin ignorer le principe d’Heisenberg  qui dit qu’on ne peut connaître l’objet qu’on cherche à saisir absolument puisqu’en le saisissant on inscrit en lui notre propre savoir qui est par nature limité à nous-mêmes et à notre système de connaissance ?

 

Emettre un jugement de valeur entre civilisations est impossible dans la mesure où c’est toujours à partir de la nôtre qu’on raisonne. On peut seulement tenter d’engager le dialogue.

Et dieu sait si le dialogue entretenu par force ou par nécessité avec les autres civilisations a contribué à enrichir la nôtre.

 

Le grand problème de notre société, n’est pas qu’il y ait des ignorants, ce qui est le lot de toute civilisation. Mais que des ignorants soient au pouvoir ou pire encore, qu’en toute conscience on donne pouvoir aux ignorants pour conforter son propre pouvoir.

 

Suis-je si loin du sujet à traiter ? J’ai bien peur hélas que non.

Car le grand problème de la diffusion et de la création est lié à la question du pouvoir et de ce que le pouvoir veut faire entendre par culture, par diffusion de la culture, par art et par création.

 

Tant que cette base n’est pas clarifiée, on aura beau jeu de s’indigner contre les sorties d’un ex-ministre de l’Education qui se dit philosophe et qui reprend à peu de mots près, au XXIe siècle, les mots de son ancêtre colonialiste Jules Ferry.

 

Tant que cela n’est pas clarifié, on ne pourra voir venir que d’un mauvais œil de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane ou de la Réunion, un envoyé de l’Etat venant porter l’art et la culture.

La question de la diffusion et de la création en outre-mer reste empêtrée dans cette question coloniale.

 

Tant que cette question ne sera pas clarifiée, tant qu’on confondra culture, us et coutumes, art, tradition et création, on restera empêtré dans cette question de la relation entre pouvoir politique, art, civilisation et culture.

 

Tant que cela ne sera pas clarifié, ce qu’on appelle scène nationale en outre-mer, sera aux scènes nationales métropolitaines ce que le franc CFA était au franc.

 

Parce que tant qu’on continuera à mélanger les torchons et les serviettes, on fera le jeu des sectarismes voire des intégrismes identitaires qui veulent tout sauf la reconnaissance de la liberté individuelle de l’artiste et celle de l’autonomie de l’art et de la création. C’est-à-dire au fond à l’expression individuelle de l’artiste comme expression de la liberté de tous. Et il est un fait politique que de tels intégrismes politiques servent le pouvoir des deux côtés.

 

Comparer le tambourin Nambikwara  à Don Giovanni de Mozart c’est en réalité ne pas reconnaître que l’un et l’autre ont des fonctions différentes dans la société où ils sont joués. C’est en réalité ne pas reconnaître la fonction sociale de l’art.

 

Comparer le jeu du tambourin à l’œuvre de Mozart, c’est ne pas reconnaître tout un pan de l’histoire de l’Occident et de notre civilisation qui comme d’autres mais différemment ont fait émerger un art savant qui tout en s’alimentant de l’art populaire, a créé sa dimension propre passant par l’écriture, à savoir par l’individualisation de l’auteur et de l’artiste.

 

Et ce n’est pas parce qu’on crée une agence de diffusion culturelle de l’Outre-mer qu’on résoudra nécessairement le problème.

Parce que le problème n’est pas de qualifier ou de singulariser une identité culturelle. Parce que la résolution du problème n’est pas dans le fait de créer et développer des identités communautaires. Bien au contraire.

 

La question qui se pose au cœur d’une politique culturelle devrait être à mon sens quelle est la fonction de l’artiste dans telle ou telle société, et en quoi l’artiste peut contribuer à développer à la fois la culture dans laquelle il se trouve et l’ouverture et le rapport au monde des individus qui y sont confrontés. Et en quoi finalement l’Etat et la collectivité peuvent par leur pouvoir y contribuer.

 

C’est cette question-là qui devrait être au cœur des préoccupations d’un directeur d’une scène nationale. C’est avec celle-ci et missionné par l’esprit de Malraux qui a présidé à la création de telles structures, que j’ai pris dans la fin des années 80 la direction de la scène nationale de la Guadeloupe.

 

En tant qu’ethnologue ayant étudié les cultures de la caraïbe et en tant que philosophe ayant étudié l’histoire de l’art et les questions spécifiques de la création artistiques contemporaines, mais aussi en tant qu’artiste moi-même, il ne faisait aucun doute qu’une scène nationale en Guadeloupe a ses spécificités liées au terroir. Mais aussi au même titre que celle de Poitiers qui doit prendre en compte les dimensions propres du paysage humain où elle s’inscrit.

 

Mais la grande différence, c’est qu’autour de la scène nationale de Poitiers existe le Festival des arts traditionnels de Confolens, le Centre de musique et de danse traditionnel et la Fédération des associations de musique et de danse traditionnels de Poitou-Charentes, le pôle régional des musiques actuelles, une plate-forme interrégionale d’échange et de coopération pour le développement culturel, des conservatoires et écoles de musique et de danse, des centres dramatiques, des musées et centres d’Art contemporain, et j’en passe.

 

D’où la confusion. J’ai perçu que l’on me demandait de prendre le tout dans ma mission, c’est-à-dire déroger à la mission nationale dévolue aux scènes nationales qui est la création et la diffusion du spectacle vivant contemporain.

Sur un territoire tel que celui-ci, le manque de maillage des structures culturelles, porte inévitablement à la confusion des genres.

 

L’autre problème qui renforce cela est l’isolement. Comment aider les artistes locaux et le public (cela va de pair) à développer leur perception et leur savoir-faire si on ne crée pas des ponts de diffusion leur permettant d’avoir accès aux œuvres contemporaines dans leur multiplicité et leur variété ?

Ces ponts, outre la nécessité d’accès à la diffusion nationale et internationale qui est une des missions d’une scène nationale, et je m’y attachais, il fallait les mettre en place au niveau interrégional. Ce que nous avons commencé non sans mal avec la scène nationale de la Martinique et Fanny Auguiac, en créant des échanges entre nous, mais aussi avec l’ensemble de l’arc caraïbe (Haïti, Sainte-Lucie, Porto-Rico, Dominique…). Mais c’est un travail de titans mené contre vents et marées et parfois contre de grandes réticences.

 

La question reste celle-ci. Si on ne met pas en œuvre une vraie politique culturelle propre à créer un véritable échange entre publics et entre artistes, comment intégrer réellement ces outre-mer dans l’unité d’une nation une et indivisible ?

 

Le communautarisme culturel vise aujourd’hui à donner du rap aux jeunes de banlieue, du Mozart et de l’art contemporain aux classes moyennes cultivées, de l’outre-mer à l’outre-mer. C’est-à-dire à aller à l’opposé même de la vision d’un Malraux qui pensait la mission de l’Etat et des collectivités comme celle qui consiste à créer un dialogue personnel entre l’œuvre et l’individu, c’est-à-dire le citoyen à part entière.

 

Créer les conditions d’un véritable développement et d’un véritable échange pour l’outre-mer ne serait-ce pas, tout en respectant, voire développant la donnée culturelle et spécifique locale, créer les conditions d’une véritable mixité et de rencontre des publics et de leurs horizons culturels.

Si Césaire fut Césaire, n’est-ce pas du fait qu’il a pu produire un dialogue universel entre Shakespeare et lui-même comme porteur d’une dimension singulière ?

Peut-on comparer Césaire à un conteur de veillées antillaises ?

Vous admettrez qu’une telle comparaison serait parfaitement imbécile. A la fois en termes de degrés et en termes de nature.

Alors laissons les scènes nationales faire leur travail spécifique de diffusion et de création quitte à les adapter au cadre dans lesquels elles agissent, et développons autour d’elles les conditions et structures locales, régionales et nationales de développement et d’échange culturels.

 

 

 

 

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