Les chats, la flûte, le saxophone et moi

Je suis tombé amoureux d’un saxophone. Il s’appelle Jupiter, c’est sa marque, et c’est un ténor. Amoureux de sa forme, de sa taille, de sa couleur dorée, de sa peau rutilante. Je le prends à pleines mains, je l’embrasse à pleine bouche. Mes doigts parcourent avec sensualité ses clefs douces et subtiles, dociles aussi. J’aime sentir la vibration de ses basses sur ma poitrine et sur ma cuisse, ses hurlements d’aigus qui me font frémir de plaisir dans des montées d’octave. J’aime sentir sa puissance lorsque sa colonne d’air m’emporte tout entier dans les bas-fonds d’un Stormy Weather où mon âme se renverse, et ses caresses lorsqu’il m’apaise dans le lit de douceur d’un Blueberry Hill. Cet instrument si viril en apparence et si féminin en sa nature profonde, me fait vivre une passion nouvelle. Nous faisons corps comme si nous étions depuis toujours destinés l’un à l’autre. Et cependant je le maîtrise à peine. Pour tout dire je pense que c’est lui qui m’apprivoise. Il m’apparaît plein de mystère, de ce mystère dont je sais bien que je n’aurai jamais fini de creuser les arcanes. C’est le début d’une passion que je soupçonne dévorante. Je le couche dans son étui et admire ses formes sur son drap noir. Je le reprends dans mes bras, l’accroche à mon cou, mords son bec de mes incisives supérieures, pousse ma lippe sous son anche et la titille de ma langue.

J’ai parfois une pensée pour ma flûte traversière au bec d’argent que je délaisse quelque part sur une étagère. Et je suis traversé du sentiment de trahison, une vague culpabilité. Cette bonne vieille flûte qui m’accompagne depuis mon adolescence. Une grande tendresse pour elle, mais j’ai le sentiment qu’il s’agissait entre nous deux moins de passion que d’une profonde amitié et complicité d’enfance.

Je me souviens de ce jour où je fis sa connaissance. J’avais quinze ans et j’ai traversé le terrain vague qui séparait mon immeuble de Bondy Nord du conservatoire de Bobigny. On y prêtait des instruments aux jeunes gens désargentés mais désireux d’apprendre. Je voulais être Miles Davis. Alors j’ai demandé une trompette. Hélas, la dernière venait de partir. Pensant à Charlie Parker dit « The Bird », j’ai alors demandé un saxophone. Il n’y en avait plus depuis belle lurette. Il ne restait qu’une flûte, alors faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je suis reparti avec et suis devenu flûtiste. J’étais heureux de toute manière d’avoir un instrument à moi et de jouer de la musique. Elle sut se faire aimer. Je sus la faire chanter et elle me berça de Bach et de Mozart, de Haydn et Vivaldi pendant de longues années jusqu’à ce mois de juillet dernier où tout à coup, passant devant la boutique d’un luthier d’Avignon, la beauté rutilante d’un saxophone Selmer m’arrêta net, faisant remonter en moi ce vieux démon de midi, cet appétit de jazz.

Glisser de la flûte traversière au saxophone ténor n’a rien en apparence de compliqué puisque les clefs et les doigtés se ressemblent comme des frères. Et cependant, on passe dans un tout autre monde. La musique est un dédale où l’on apprend l’oiseau. Tous ses chemins mènent à Icare. Mais chaque chemin perd son homme à sa manière. Celui du saxophone me conduira ailleurs, dans mon ailleurs, un autre ailleurs que celui de la flûte.

Chose étrange, lorsque je joue dans mon bureau, je vois venir les chats du voisinage qui, dans mon jardin s’aventurent sous ma fenêtre, se collent à la porte vitrée. Mon saxophone serait-il un chat ou un appeau à chats ? Ses miaulements auraient-ils quelque résonnance singulière parlant à l’ouïe de ces félins ? Ma flûte jamais n’attira les oiseaux.

J’observe le vieux chat noir et blanc, malin et sage qui reste d’habitude à bonne distance de moi mais ne semble pas me craindre outre mesure, le chat voyou tout blanc qui fait régner la terreur dans les parages et se frotte parfois aux griffes du vieux sage jaloux de sa domination. Le petit roux craintif est là aussi. Ce n’est pas cette fois-ci ma jolie chatte Kiara, cette petite bourgeoise enroulée au coin de ma cheminée qui les attire, mais bien mon saxophone ténor. Une pensée me traverse tout à coup l’esprit : Les Aristochats ! Me voilà plongé dans un dessin animé. L’inventeur de cette comédie musicale pour chats de gouttière était-il lui-même saxophoniste ? Ceci expliquerait cela. Je décide de m’en enquérir quand tout à coup, une autre image me vient. Je me revois à vingt ans chantant et jouant à minuit sous les fenêtres de ma bien-aimée un air de West-side Story en compagnie d’acolytes éméchés. Serais-je moi- même un Cat? Décidément, les voies du saxophone ténor sont impénétrables.

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